Nicolas, J.-B. [1867]
Les quatrains de Khèyam. Traduits du persan par J.B. Nicolas. Paris, L'Imprimerie Impériale, 1867
Un matin, j'entendis venir de notre taverne une voix qui disait:
A moi, joyeux buveurs, jeunes fous! levez-vous, et venez remplir encore
une coupe de vin, avant que le destin vienne remplir celle de notre
existence.
Ô toi qui dans l'univers entier es l'objet choisi de mon coeur!
toi qui m'es plus chère que l'âme qui m'anime, que les yeux qui
m'éclairent! il n'y a rien, ô idole, de plus précieux que la vie: eh
bien! tu m'es cent fois plus précieuse qu'elle.
Qui t'a conduite cette nuit vers nous, ainsi prise de vin? Qui
donc, enlevant le voile qui te couvrait, a pu te conduire jusqu'ici? Qui
enfin t'amène aussi rapide que le vent pour attiser encore le feu de
celui qui brûlait déjà en ton absence?
Nous n'avons éprouvé que chagrin et malheur dans ce monde qui nous
sert un instant d'asile. Hélas! aucun problème de la création ne nous
y a été expliqué, et voilà que nous le quittons le coeur plein de
regret (de n'y avoir rien appris sur ce sujet).
Ô khadjè, rends-nous licite un seul de nos souhaits, retiens ton
haleine et conduis-nous sur la voie de Dieu. Certes, nous marchons
droit, nous; c'est toi qui vois de travers; va donc guérir tes yeux, et
laisse-nous en paix.
Lève-toi, viens, viens, et, pour la satisfaction de mon coeur,
donne-moi l'explication d'un problème: apporte-moi vite une
cruche de vin, et buvons avant que l'on fasse des cruches de notre
propre poussière.
Lorsque je serai mort, lavez-moi avec le jus de la treille; au lieu de
prières, chantez sur ma tombe les louanges de la coupe et du vin, et si
vous désirez me retrouver au jour dernier, cherchez-moi sous la
poussière du seuil de la taverne.
Puisque personne ne saurait te répondre du jour de demain,
empresse-toi de réjouir ton coeur plein de tristesse; bois, ô lune
adorable! bois dans une coupe vermeille, car la lune du firmament
tournera bien longtemps (autour de la terre), sans nous y retrouver.
Puisse l'amoureux être toute l'année ivre, fou, absorbé par le
vin, couvert de déshonneur! car lorsque nous avons la saine raison, le
chagrin vient nous assaillir de tous côtés; mais à peine sommes nous
ivres, eh bien, advienne que pourra!
Au nom de Dieu! dans quelle expectative le sage attacherait-il son coeur
aux trésors illusoires de ce palais du malheur? Oh! que celui qui me
donne le nom d'ivrogne revienne donc de son erreur, car, comment
pourrait-il voir là-haut trace de taverne?
Le Koran, que l'on s'accorde à nommer la parole sublime, n'est
cependant lu que de temps en temps et non d'une manière permanente,
tandis qu'au bord de la coupe se trouve un verset plein de lumière que
l'on aime à lire toujours et partout.
Toi qui ne bois pas de vin, ne blâme pas pour cela les ivrognes, car je
suis prêt, moi, à renoncer à Dieu, s'il m'ordonne de renoncer au vin.
Tu te glorifies de ne point boire de vin, mais cette gloire sied mal à
qui commet des actes cent fois plus répréhcnsibles que l'ivrognerie.
Bien que ma personne soit belle, que le parfum qui s'en exhale soit
agréable, que le teint de ma ligure rivalise avec celui de la tulipe,
et que ma taille soit élancée comme celle d'un cyprès, il ne m'a pas
été démontré, cependant, pourquoi mon céleste peintre a daigné
m'ébaucher sur cette terre.
Je veux boire tant et tant de vin que l'odeur puisse en sortir de terre
quand j'y serai rentré, et que les buveurs à moitié ivres de la
veille qui viendront visiter ma tombe puissent, par l'effet seul de
cette odeur, tomber ivres-morts.
Dans la région de l'espérance attache-toi autant de coeurs que tu
pourras; dans celle de la présence lie-toi avec un ami parfait, car,
sache-le bien, cent kaabas, faites de terre et d'eau, ne valent pas un
coeur. Laisse donc là ta kaaba et va plutôt à la recherche d'un
coeur.
Le jour où je prends dans ma main une coupe de vin et où,
dans la joie de mon âme, je deviens ivre-mort, alors, dans cet état de
feu qui me dévore, je vois cent miracles se réaliser, alors des
paroles claires comme l'eau la plus limpide semblent venir m'expliquer
le mystère de toutes choses!
Puisque la durée d'un jour n'est que de deux délais, empresse-toi de
boire du vin, du vin limpide, car, sache-le bien, tu ne retrouveras plus
ton existence écoulée, et, puisque tu sais que ce monde entraîne tout
à une ruine complète, imite-le, et, toi aussi, sois jour et nuit
ruiné dans le vin.
C'est nous qui nous livrons aux volontés du vin, c'est avec joie que
nous offrons nos âmes en holocauste aux lèvres souriantes de ce jus
divin. Ô spectacle ravissant! notre échanson tenant d'une main le
goulot du flacon, et de l'autre la coupe qui déborde, comme pour nous
convier à recevoir le plus pur de son sang!
Oui, c'est nous qui, assis au milieu de ce trésor en ruine, entourés
de vin et de danseurs, avons mis en gage (pour nous les procurer) tout
ce que nous possédions: âme, coeur, hardes, et jusqu'à notre coupe.
Nous sommes ainsi affranchis et de l'espérance du pardon et de la
crainte du châtiment. Nous sommes en dehors de l'air, de la terre, du
feu et de l'eau.
La distance qui sépare l'incrédulité de la foi n'est que d'un
souffle, celle qui sépare le doute de la certitude n'est également que
d'un souffle; passons donc gaiement cet espace précieux d'un souffle,
car notre vie aussi n'est séparée (de la mort) que par l'espace d'un
souffle.
Ô roue du destin! la destruction vient de ta haine implacable.
La tyrannie est pour toi un acte de prédilection que tu commets depuis
le commencement des siècles, et toi aussi, ô terre, si l'on venait à
fouiller dans ton sein, que de trésors inappréciables n'y
trouverait-on pas!
Mon tour d'existence s'est écoulé en quelques jours. Il est passé
comme passe le vent du désert. Aussi, tant qu'il me restera un souffle
de vie, il y a deux jours dont je ne m'inquiéterai jamais, c'est le
jour qui nést pas venu et celui qui est passé.
Ce rubis précieux vient d'une mine à part, cette perle unique est
empreinte d'un sceau à part; nos différentes conclusions sur cette
matière sont erronées, car l'énigme du véritable amour s'explique
dans un langage à part (et qui n'est pas à notre portée).
Puisque c'est aujourd'hui mon tour de jeunesse, j'entends le passer à
boire du vin, car tel est mon bon plaisir. N'allez pas, à cause de son
amertume, médire de ce délicieux jus, car il est agréable, et il
n'est amer que parce qu'il est ma vie.
Ô mon pauvre coeur! puisque ton sort est d'être meurtri jusqu'au sang
par le chagrin, puisque ta nature veut que tu sois chaque jour accablé
d'un nouveau tourment, alors, ô âme! dis-moi ce que tu es venue faire
dans mon corps, dis, puisque tu dois enfin le quitter un iour?
Tu ne peux te flatter aujourd'hui de voir le jour de demain;
penser même à ce demain serait de ta part pure folie; si tu as le
coeur éveillé ne perds pas dans l'inaction cet instant de vie (qui te
reste) et pour la durée duquel je ne vois aucune preuve.
Il ne faut pas sans nécessité aller frapper à chaque porte. Il faut
s'accommoder du bien comme du mal d'ici-bas, car on ne peut jouer que
d'après le nombre de points que nous présente la surface des dés
jetés par le destin sur le damier de ce petit bol céleste.
Cette cruche a été comme moi une créature aimante et malheureuse,
elle a soupiré après une mèche de cheveux de quelque jeune beauté;
cette anse que tu vois attachée à son col était un bras amoureusement
passé au cou d'une belle.
Avant toi et moi, il y a eu bien des crépuscules, bien des
aurores, et ce n'est pas sans raison que le mouvement de rotation a
été imprimé aux cieux. Sois donc attentif quand tu poseras ton pied
sur cette poussière, car elle a été sans doute la prunelle des yeux
d'une jeune beauté.
Le temple des idoles et la kaaba sont des lieux d'adoration, le carillon
des cloches n'est autre chose qu'un hymne chanté à la louange du
Tout-Puissant. Le mehrab, l'église, le chapelet, la croix sont en
vérité autant de façons différentes de rendre hommage à la
Divinité.
Les choses existantes étaient déjà marquées sur la tablette de la
création. Le pinceau (de l'univers) est sans cesse absent du bien et du
mal. Dieu a imprimé au destin ce qui devait y être imprimé; les
efforts que nous faisons s'en vont donc en pure perte.
Je ne puis indistinctement dire mon secret aux mauvais comme aux bons.
Je ne puis donner de l'extension à l'exposé de ma pensée
essentiellement brève. Je vois un lieu dont je ne puis tracer la
description; je possède un secret que je ne puis dévoiler.
La fausse monnaie n'a pas cours parmi nous. Le balai en a déblayé
entièrement notre joyeuse demeure. Un vieillard revenant de la taverne
me dit : Bois du vin, ami, car bien des existences succéderont à la
tienne durant ton long sommeil.
En face des décrets de la Providence rien ne réussit que la
résignation. Parmi les hommes rien ne réussit que les apparences et
l'hypocrisie. J'ai employé en fait de ruse tout ce que l'esprit humain
peut inventer de plus fort, mais le destin a toujours renversé mes
projets.
Si un étranger te témoigne de la fidélité, considère-le comme un
parent; mais si un parent vient à te trahir (en quoi que ce
soit), regarde-le comme un malintentionné. Si le poison te guérit,
considère-le comme un antidote, et si l'antidote t'est contraire,
regarde-le comme un poison.
Il n'y a point de coeur que ton absence n'ait meurtri jusqu'au
sang; il n'y a point d'être clairvoyant qui ne soit épris de tes
charmes enchanteurs, et, bien qu'il n'existe dans ton esprit aucun souci
pour personne, il n'y a personne qui ne soit préoccupé de toi.
Tant que je ne suis pas ivre, mon bonheur est incomplet. Quand je suis
pris de vin, l'ignorance remplace ma raison. Il existe un état
intermédiaire entre l'ivresse et la saine raison. Oh! qu'avec bonheur
je me constitue l'esclave de cet état, car là est la vie!
Qui croira jamais que celui qui a confectionné la coupe puisse songer
à la détruire? Toutes ces belles têtes, tous ces beaux bras, toutes
ces mains charmantes, par quel amour ont-ils été créés, et par
quelle haine sont-ils détruits?
C'est l'effet de ton ivresse qui te fait craindre la mort et abhorrer le
néant, car il est évident que de ce néant germera une branche de
l'immortalité. Depuis que mon âme est ravivée par le souffle de
Jésus, la mort éternelle a fui loin de moi.
Imite la tulipe qui fleurit au noorouz; prends comme elle une
coupe dans ta main, et, si l'occasion se présente, bois, bois du vin
avec bonheur, en compagnie d'une jeune beauté aux joues colorées du
teint de cette fleur, car cette roue bleue, comme un coup de vent, peut
tout à coup venir te renverser.
Puisque les choses ne doivent pas se passer suivant nos désirs, à quoi
servent nos desseins et nos efforts? Nous sommes constamment à nous
tourmenter et à nous dire en soupirant de regret: Ah! nous sommes
arrivés trop tard, trop tôt il nous faudra partir!
Puisque la roue céleste et le destin ne t'ont jamais été favorables,
que t'importe de compter sept cieux ou de croire qu'il en existe huit?
Il y a (je le répète) deux jours dont je ne me suis jamais soucié,
c'est le jour qui n'est pas venu et celui qui est passé.
Khèyam! pourquoi tant de deuil pour un péché commis? Quel
soulagement plus ou moins grand trouves-tu à te tourmenter ainsi? Celui
qui n'a point péché ne jouira pas de la douceur du pardon. C'est pour
le péché que le pardon existe; dans ce cas, quelle crainte peux-tu
avoir?
Personne n'a accès derrière le rideau mystérieux des secrets de Dieu,
personne (pas même en esprit) ne peut y pénétrer; nous n'avons point
d'autre demeure que le sein de la terre. Ô regret! car c'est là aussi
une énigme non moins difficile à saisir.
J'ai bien longtemps cherché dans ce monde d'inconstance qui nous sert
un moment d'asile; j'ai employé dans mes recherches toutes les
facultés dont je suis doué; eh bien! j'ai trouvé que la lune pâlit
devant l'éclat de ton visage, que le cyprès est difforme à côté de
ta taille élancée.
Dans la mosquée, dans le medressèh, dans l'église et dans la
synagogue, on a horreur de l'enfer et on recherche le paradis; mais la
semence de cette inquiétude n'a jamais germé dans le coeur de celui
qui a pénétré les secrets du Tout-Puissant.
Tu as parcouru le monde, eh bien! tout ce que tu y as vu n'est rien;
tout ce que tu y as vu, tout ce que tu y as entendu n'est également
rien. Tu es allé d'un bout de l'univers à l'autre, tout cela n'est
rien; tu t'es recueilli dans un coin de ta chambre, tout cela n'est
encore rien, rien.
Une nuit, je vis en songe un sage qui me dit : Le sommeil, ami, n'a fait
épanouir la rose du bonheur de personne : pourquoi commettre un acte si
semblable à la mort? bois du vin plutôt, car tu dormiras bien assez
sous terre.
Si le coeur humain avait une connaissance exacte des secrets de la vie,
il connaîtrait également, à l'article de la mort, les secrets de
Dieu. Si aujourd'hui que tu es avec toi-même tu ne sais rien, que
sauras-tu demain quand tu seras sorti de ce toi-même?
Le jour où les cieux seront confondus, où les étoiles s'obscurciront,
je t'arrêterai sur ton chemin, ô idole! et, te prenant par le pan de
ta robe, je te demanderai pourquoi tu m'as ôté la vie (après me
l'avoir donnée).
Nous devons nous garder de dire nos secrets aux vils indiscrets; au
rossignol même nous devons les cacher. Considère donc le tourment que
tu infliges aux âmes des humains, en les forçant ainsi à se dérober
aux regards de tous.
Ô échanson! puisque le temps est là, prêt à nous briser toi et moi,
ce monde ne peut être ni pour toi ni pour moi un lieu de séjour
permanent. Mais, en tous cas, sois bien convaincu que tant que cette
coupe de vin sera entre toi et moi, Dieu est dans nos mains.
Bien longtemps la coupe en main je me suis promené parmi les fleurs, et
cependant aucun de mes projets ne s'est réalise* dans ce monde; mais,
bien que le vin ne m'ait pas conduit au but de mes désirs, je ne
dévierai pas de cette voie, car lorsqu'on suit une route on ne revient
pas en arrière.
Mets une coupe de vin dans ma main, car mon coeur est enflammé, et
cette vie fuit comme fuit le vif-argent. Lève-toi donc, car la faveur
de la fortune n'est qu'un songe; lève-toi, car le feu de la jeunesse
s'échappe comme l'eau du torrent.
Nous, nous sommes les idolâtres de l'amour, les musulmans sont autres
que nous; nous sommes de chétives fourmis, Salomon, lui, est autre
chose. Demande-nous un visage pâli par l'amour, et des hardes en
lambeaux, car le marché des étoffes de soie est ailleurs qu'ici.
Boire du vin et me réjouir, c'est ma manière d'être. Etre
indifférent pour l'hérésie comme pour la religion, c'est mon culte.
J'ai demandé à cette fiancée du genre humain (le monde) quelle était
sa dot; elle me répondit: Ma dot consiste dans la joie de ton coeur.
Je ne suis digne ni de l'enfer, ni du séjour céleste; Dieu sait de
quelle terre il m'a pétri. Je suis hérétique comme un derviche, laid
comme une femme perdue; je n'ai ni religion, ni fortune, ni espérance
du paradis.
Ta passion, homme, ressemble en tout à un chien de maison; il n'en sort
que des sons creux. Elle contient la ruse du renard, elle procure le
sommeil du lièvre, elle réunit en elle la rage du tigre et la
voracité du loup.
Qu'elles sont belles, ces verdures qui croissent aux bords des
ruisseaux! On dirait qu'elles ont pris naissance sur les lèvres d'une
angélique beauté. Ne pose donc pas sur elles ton pied avec dédain,
puisqu'elles proviennent du germe de la poussière d'un visage coloré
du teint de la tulipe.
Chaque coeur que (Dieu) a éclairé de la lumière de l'affection, que
ce coeur fréquente la mosquée ou la synagogue, s'il a inscrit son nom
dans le livre de l'amour il est affranchi et des soucis de l'enfer et de
l'attente du paradis.
Une gorgée de vin vaut mieux que le royaume de Kavous; elle est
préférable au trône de Kobad, à l'empire de Thous. Les soupirs
auxquels le matin un amoureux est en proie sont préférables aux
gémissements des dévols hypocrites.
Bien que le péché m'ait rendu laid et malheureux, je ne suis cependant
pas sans espoir, semblable en cela aux idolâtres, qui se reposent sur
les dieux de leurs temples. Toutefois, le matin oú je mourrai de mon
ivresse de la veille, je demanderai du vin, j'appellerai ma maîtresse,
car, que m'importent et le paradis et l'enfer?
Si je bois du vin, ce nést pas pour ma propre satisfaction; ce n'est
pas pour commettre du désordre ou pour m'abstenir de religion et de
morale: non, c'est pour respirer un moment en dehors de moi-même. Aucun
autre motif ne me sollicite à boire et à m'enivrer.
On affirme qu'il y aura, qu'il y a même un enfer. C'est une assertion
erronée; on ne saurait y ajouter foi, car, s'il existait un enfer pour
les amoureux et les ivrognes, le paradis serait, dès démain, aussi
vide que le creux de ma main.
On m'engage à ne point boire de vin durant le mois de chèèban, parce
que c'est défendu, ni même pendant le mois de rèdjèb, parce que
c'est un mois consacré à Dieu. C'est juste; ces deux mois
appartiennent à Dieu et au Prophète; buvons-en done dans le mois de
rèmèzan, puisque c'est un mois qui nous est reservé.
Le mois de rèmèzan est venu, la saison du vin est finie, oui, les
jours de ce vin limpide et de nos habitudes si simples ont fui loin de
nous. Hélas! notre provision de vin nous reste intacte, et les jeunes
femmes que nous avons rencontrées sont dans une cruelle attente.
Ce vieux caravansérail que l'on nomme le monde, ce séjour alternatif
de la lumière et des ténèbres, n'est qu'un reste de festin de cent
potentats comme Djèmehid. Ce n'est qu'une tombe servant d'oreiller à
cent monarques comme Bèhram.
Pourquoi, aujourd'hui que la rose de ta fortune porte ses fruits, la
coupe est-elle absente de ta main? Bois du vin, ami, bois, car le temps
est un ennemi implacable, et retrouver un jour pareil est chose
difficile.
Ce palais où' Bèhram aimait à prendre la coupe dans sa main (est
maintenant transformé en une plaine déserte) où la gazelle met bas,
où le lion se repose. Vois ce Bèhram qui, au moyen d'un lacet, prenait
les ânes sauvages, vois comme la tombe à son tour a pris ce même
Bèhram.
Les nuages se répandent dans le ciel et recommencent à pleurer sur le
gazon. Oh! il n'est plus possible de vivre un instant sans vin couleur
d'amarante. Cette verdure réjouit aujourd'hui notre vue, mais celle qui
germera de notre poussière, la vue de qui réjouira-t-elle?
En ce jour d'aujourd'hui que l'on nomme adinè (vendredi), laisse lá la
coupe (trop petite) et bois du vin dans un bol. Si les autres jours tu
n'en buvais qu'un (bol), aujourd'hui bois-en deux, car c'est le grand
jour par excellence.
Ô mon cœur! puisque ce monde t'attriste, puisque ton âme si pure doit
se séparer de ton corps, va t'asseoir sur la verdure des champs et
réjouis-toi pendant quelques jours, avant que d'autres verdures
jaillissent de ta propre poussière.
Ce vin qui, par son essence, est susceptible d'apparaître sous une
foule de formes, qui se manifeste tantôt sous la forme d'un animal,
tantót sous celle d'une plante, ne va pas croire pour cela qu'il puisse
ne plus être et que son essence puisse être anéantie; car c'est par
elle qu'il est, bien que les formes disparaissent.
Du feu de mes crimes je ne vois point surgir de fumée; de personne je
ne puis attendre un sort meilleur. Cette main que l'injustice des hommes
me fait porter sur ma tête, quand je la porte sur le pan de la robe
d'un d'entre eux, je n'en obtiens aucun soulagement.
La personne sur qui tu t'appuies avec le plus de sûreté, si tu ouvres
les veux de l'intelligence, tu verras en elle ton ennemi. Il vaut mieux,
par le temps qui court, rechercher peu les amis. La conversation des
hommes d'aujourd'hui n'est bonne que de loin.
Ô homme insouciant! ce corps de chair n'est rien, cette voûte
composée de neuf cieux brillants n'est rien. Livre-toi donc à la joie
dans ce lieu où règne le désordre (le monde), car notre vie n'y est
attachée que pour un instant, et cet instant n'est également rien.
Procure-toi des danseurs, du vin et une charmante aux traits ravissants
de houri, si houris il y a; ou cherche une belle eau courante au bord du
gazon, si gazon il y a, et ne demande rien de mieux; ne t'occupe plus de
cet enfer éteint, car, en vérité, il n'y a pas d'autre paradis que
celui que je t'indique, si paradis il y a.
Ayant aperçu un vieillard qui sortait ivre de la taverne, portant le
sedjadèh sur ses épaules et un bol de vin dans sa main, je lui dis: Ô
chéikh! que signifie donc cela? Il me répondit : Bois du vin, ami, car
le monde, c'est du vent.
Un rossignol, ivre (d'amour pour la rose), étant entré dans le jardin,
et voyant les roses et la coupe de vin souriantes, vint me dire à
l'oreille, dans un langage approprié à la circonstance: sois sur tes
gardes, ami, (et n'oublie pas) qu'on ne rattrape pas la vie qui s'est
écoulée.
Ô Khèyam! ton corps ressemble absolument à une tente: l'âme en est
le sultan, et sa dernière demeure est le néant. Quand le sultan est
sorti de sa tente, les fèrrachs du trépas viennent la détruire pour
la dresser à une autre étape.
Khèyam, qui cousait les tentes de la philosophie, est tombé tout à
coup dans le creuset du chagrin et s'y est brûlé. Les ciseaux de la
Parque sont venus trancher le fil de son existence, et le revendeur
empressé l'a cédé pour rien.
Au printemps j'aime à m'asseoir au bord d'une prairie, avec une idole
semblable à une houri et une cruche de vin, s'il y en a, et bien que
tout cela soit généralement blâmé, je veux être pire qu'un chien si
jamais je songe au paradis.
Le vin couleur de rose dans une coupe vermeille est agréable. Il est
agréable, accompagé des airs mélodieux du luth et des sons plaintifs
de la harpe. Le religieux qui n'a aucune notion des délices de la coupe
de vin est agréable, lui, quand il e?st à mille farsakhs loin de nous.
Le temps que nous passons dans ce monde n'a point de prix sans vin et
sans échanson; il n'a point de prix sans les sons mélodieux de la
flûte de l'Irak. J'ai beau observer les choses d'ici-bas, je ny vois
que la joie et le plaisir qui aient du prix : le reste n'est rien.
Sois sur tes gardes, ami, car tu seras séparé de ton âme: tu iras
derrière le rideau des secrets de Dieu. Bois du vin, car tu ne sais pas
d'où tu es venu; sois dans l'allegresse, car tu ne sais pas où tu
iras.
Puisque notre départ d'ici-bas est certain, pourquoi donc être?
Pourquoi nous acharner ainsi à vouloir atteindre le bonheur,
l'impossible? Puisque, pour une raison inconnue, on ne doit pas nous
laisser ici, pourquoi ne point nous occuper de notre voyage futur,
pourquoi être insouciant à cet égard?
Il y a un siècle que je chante les louanges du vin et que je ne
m'entoure que d'accessoires qui s'y rapportent. Ô dévot! puisses-tu
être heureux ici-bas avec ta conviction d'avoir pour maître la
sagesse! Mais apprends du moins que ce maître n'est encore que mon
élève.
Le monde ne cesse de me qualifier de dépravé. Je ne suis cependant pas
coupable. Ô hommes de sainteté! examinez-vous plutôt vous-mêmes et
voyez ce que vous êtes. Vous m'accusez d'agir contrairement au chèr'e
(loi du Koran); je n'ai cependant pas commis d'autres péchés que
l'ivrognerie, la débauche et l'adultère.
Si tu te livres à tes propres passions, à ton insatiabilité, je puis
te prédire que tu partiras pauvre comme un mendiant. Vois plutôt qui
tu es, d'où tu vlens, aie la conscience de ce que tu fais, sache où tu
vas.
L'univers n'est qu'un point de notre pauvre existence. Le Djéihoun
(Oxus) n'est qu'une faible trace de nos larmes mélées de sang; l'enfer
n'est qu'une étincelle des peines inutiles que nous nous donnons. Le
paradis ne consiste qu'en un instant de repos dont nous jouissons
quelquefois ici-bas.
Je suis un esclave révolté : où est ta volonté.? J'ai le cœur noir
de péchés: où est ta lumière, où est ton contrôle? Si tu
n'accordes le paradis qu'à notre obéissance (à tes lois), c'est une
dette dont tu t'acquittes, et dans ce cas que deviennent ta
bienveillance et ta miséricorde?
Je ne sais pas du tout si celui qui m'a créé appartenait au paradis
délicieux où à l'enfer détestable. (Mais je sais) qu'une coupe de
vin, une charmante idole et une cithare au bord d'une prairie, sont
trois choses dont je jouis présentement, et que toi tu vis sur la
promesse qu'on te fait d'un paradis futur.
Je bois du vin, et ceux qui y sont contraires viennent de gauche et de
droite pour m'engager à m'en abstenir, parce que, disent-ils, le vin
est l'ennemi de la religion. Mais, pour cette raison même, maintenant
que je me tiens pour adversaire de la foi, je veux, par Dieu, en boire,
car il est permis de boire le sang de son ennemi.
Le clair de lune a découpé la robe noire de la nuit: bois donc du vin,
car on ne trouve pas toujours un moment aussi précieux. Oui, livre-toi
à la joie, car ce même clair de lune éclairera bien longtemps encore
(après nous) la surface de la terre.
N'impute pas à la roue des cieux tout le bien et tout le mal qui sont
dans l'homme, toutes les joies et tous les chagrins qui nous viennent du
destin; car cette roue, ami, est mille fois plus embarrassée que toi
dans la voie de l'amour (divin).
Il n'y a point de bouclier qui tienne contre une flèche lancée par le
Destin. Les grandeurs, l'argent, l'or, tout cela ne sert de rien. Plus
je considère les choses de ce monde, plus je vois qu'il n'y a de bien
que le bien : tout le reste n'est rien.
Un cœur qui ne contient pas en soi une abstention complète (des choses
d'ici-bas) est à plaindre, car il est tous les jours la proie des
regrets. Il n'y a que le cœur débarrassé de soucis qui puisse être
joyeux: tout ce qui existe en dehors de cela n'est sujet de tourment.
Celui qui a eu l'intelligence de semer la joie dans son cœur, ce
lui-lé n'a pas perdu un seul de ses jours dans le chagrin; ou il a
employé ses facultés à rechercher l'agrément de Dieu, ou il est
procuré le repos de son âme en prenant dans sa main une coupe de vin.
Lorsque Dieu a confectionné la boue de mon corps, il savait quel serait
le résultat de mes actes. Ce n'est pas sans ses ordres que je commets
les péchés dont je suis coupable; dans se cas, pourquoi au jour
dernier brûler dans l'enfer?
Si tu as bu consécutivement du vin durant une semaine, garde-toi de
t'en priver le vendredi, car, selon notre religion à nous, il n'existe
aucune différence entre ce jour-là et le samedi. Sois adorateur du
Tout-Puissant et non pas adorateur des jours.
Ô mon Dieu! tu es miséricordieux, et la miséricorde, c'est de la
clémence. Pourquoi donc le premier pécheur a-t-il été mis hors du
paradis terrestre? Si tu me pardonnes parce que je t'ai obéi, ce n'est
point là de la miséricorde. La miséricorde existerait si tu me
pardonnais, tout pécheur que je suis.
Laisse là la science et prends la coupe dans ta main. Ne t'inquiète
pas du paradis et de l'enfer, recherche plutôt le Kooucer, vends ton
turban de soie pour acheter du vin et n'aie aucune crainte.
Débarasse-toi de cette coiffure et enveloppe ta tête d'un simple
cordon
Dis, ami, qu'ai-je pu acquérir des richesses de ce monde? Rien. Que m'a
laissé dans la main le temps qui s'est écoulé? Rien. Je suis le
flambeau de la joie; mals une fois ce flambeau éteint, je ne suis plus
rien. Je suis la coupe de Djèm, mais cette coupe une fois brisée, je
ne suis plus rien.
Où sont donc les danseurs? Où est le vin? Vite, que je fasse honneur
à la gourde! Heureux le cœur qui se souvient du vin du ma matin! Oh!
il existe en ce monde trois choses qui me sont chères:
Puisque la vie s'écoule, qu'importe qu'elle soit douce ou amère?
Puisque l'áme doit passer par nos lèvres, qu'importe que ce soit à
Nichapour ou à Bèlkh? Bois donc du vin, car après toi et moi, la lune
bien longtemps encore passera de son dernier quartier à son premier, et
de son premier à son dernier.
Cette caravane de la vie passe d'une manière bien étrange! Sois sur
tes gardes, ami, car c'est le temps de la joie qui s'échappe ainsi! Ne
t'inquiète donc pas du chagrin qui demain attend nos amis, et
apporte-moi vite la coupe, car vois comme la nuit s'écoule!
Celui qui a posé les bases de la terre, de la roue et des cieux, que de
plaies n'a-t-il pas creusées dans le cœur chagrin de l'homme! que de
lèvres couleur de rubis n'a-t-il pas ensevelies dans ce petit globe de
terre! que de mèches de cheveux parfumées de musc n'a-t-il pas
enfouies dans le sein de la poussière!
O hommes insouciants! ne vous rendez pas la dupe de ce monde, puisque
vous connaissez ses poursuites. Ne jetez pas au vent votre précieuse
vie; dépèchez-vous de chercher l'ami, et vite buvez du vin.
Ô mes chers compagnons! versez-moi du vin, et par ce moyen rendez á
mon visage, jaune comme l'ambre, la couleur du rubis. Quand je serai
mort, lavez-moi dans du vin, et du bois de la vigne qu'on fasse mon
brancard et mon cerquei!
Le jour où ce coursier céleste d'étoiles d'or fut sellé, où là
planète de Jupiter et les Pléiades furent créées, dès ce jour le
divan du destin fixa notre sort. En quoi sommes-nous done coupables,
puisque telle est la part qu'on nous a faite?
Oh! quel dommage que ce soient les crus qui possèdent le pain tout
cuit, que ce soient les incomplets qui possèdent les richesses
complètes! Les yeux des belles Turques sont la fête du cœur et ce
sont de simples élèves, des esclaves qui en sont les possesseurs!
Il faut que notre être soit effacé du livre de la vie, il nous faut
expirer dans les bras de la mort. Ô charmant échanson, apporte-moi
gaiement du liquide, apporte, puisqu'il faut devenir terre!
En ce moment, où mon cœur n'est pas encore privé de vie, il me semble
qu'il y a peu de problèmes que je n'aie résolus. Cependant, quand
j'appelle l'intelligence à mon aide, quand je m'examine avec soin, je
m'aperçois que mon existence c'est écoulée et que je nai encore rien
défini.
Ceux qui adorent le sèddjadèh sont des ânes, puisqu'ils se mettent de
plein gré sous la charge des dévots hypocrites. Ce qu'il y a de plus
singulier, c'est que ceux-ici, sous le manteau de la piété, prêchent
l'islamisme et sont en réalité pires que des idolâtres.
Lorsque l'arbre de mon existence sera déraciné, lorsque mes membres
seront dispersés, que l'on fera des cruches de ma poussière et que
l'on remplira ces cruches de vin, alors cette poussière revivra (par le
vin qu'elle contiendra).
Ô toi (Dieu), devant qui le péché est sans conséquence aucune, dis
à celui qui possède l'intelligence de proclamer ce point important:
qu'aux yeux d'un philosophe il est d'un absurde absolu de
D'abord, il m'a donné l'être sans mon assentiment, ce qui fait que ma
propre existence me jette dans la stupéfaction. Ensuite, nous quittons
ce monde à regret et sans y avoir compris le but de notre venue, de
notre halte, de notre départ.
Lorsque mes péchés me reviennent à la mémoire, le feu qui alors
s'allume dans mon cœur fait ruisseler mon front; et pourtant il es bien
établi que, lorsqu'un esclave se repent, le maître généreux lui
pardonne.
Ces potiers qui plongent constamment leurs doigts dans l'argile, qui
ernploient tout leur esprit, toute leur intelligence, toutes leurs
facultés á la pétrir, jusqu'à quand persisteront-ils à la fouler de
leurs pieds, à la souffleter de leurs mains? A quoi pensent-ils donc?
C'est cependant de la terre de corps humains qu'ils traitent ainsi.
Ceux qui par la science sont la crème de ce monde, qui par
l'intelligence parcourent les hauteurs des cieux, ceux-lá aussi,
pareils au firmament dans leur recherche des connaissances divines, ont
la tête renversée, prise de vertige. et d'éblouissement.
Dieu nous a promis du vin dans le paradis. Dans ce cas, comment nous
l'aurait-il défendu dans ce monde? Un jour, un Arabe en état d'ivresse
trancha d'un coup de sabre les jarrets de la chamelle de Hèmzèh. Ce
n'est que pour lui que notre Prophète a rendu le vin illicite.
Puisque, en ce moment, de tes plaisirs passés il ne te reste plus que
le souvenir, puisque pour ami consommé tu n'as plus que la coupe de
vin, puisque enfin tu ne possèdes plus qu'elle, réjouis-toi au moins
de cette possession et ne laisse point la coupe échapper de tes mains.
Oh! que de temps où nous ne serons plus et où le monde sera encore! Il
ne restera de nous ni renommée, ni trace. Le monde n'était pas
incomplet avant que nous y vinssions; il n'y sera rien changé non plus
quand nous en serons partis.
Ceux dont les pieds ont foulé le monde, qui pour s'en approprier les
richesses ont arpené les deux hémisphères, je ne sache pas que
ceux-là aient jamais su s'expliquer l'état véritable, la situation
réelle des choses d'ici-bas.
Ô regret! le capital (de la vie) nous échappe des mains. Hélas! bien
des cœurs ont été par la mort noyés dans le sang, et personne ne
revient de l'autre monde pour que je puisse lui demander des nouvelles
des voyageurs partis!
Ces nombreux grands seigneurs, si fiers de leurs titres, sont tellement
rongés par les soucis et le chagrin que l'existence leur est à charge.
C'est qu'il y a de plus plaisant, c'est qu'ils ne daignent pas appeler
du nom d'hommes ceux qui ne sont point comme eux esclaves des passions.
Cette Roue de si haute structure, dont le métier est d'exercer la
tyrannie, n'a jamais dénoué pour personne nœud d'aucune difficulté.
Partout où elle a entrevu un cœur ulcéré, elle est venue y ajouter
plaie sur plaie.
Hélas! le décret de notre adolescence touche à son terme! Le frais
printemps de nos plaisirs s'est écoulé! Cet oiseau de la gaietéve qui
s'appelle la jeunesse, hélas! je ne sais ni quand il est venu, ni quand
il s'est envolé!
Au milieu de ce tourbillon du monde, empresse-toi de cueilir quelques
fruits. Assieds-toi sur le trône de la gaieté et approche la coupe de
tes lèvres. Dieu est insouciant et de culte et de péché: jouis donc
ici-bas de ce qui t'agrée.
Vois-tu ces deux ou trois imbéciles qui tiennent le monde entre leurs
mains, et qui, dans leur candide ignorance, se croient les plusve
savants de l'univers? Ne t'en inquiète pas, car, dans leur extrême
contentement, ils considèrent comme hérétiques tous ceux qui ne sont
pas des ânes (comme eux).
Puisse la taverne être toujours animée par la présence des buveurs,
puisse le feu prendre au pan de la sainte robe des dévots, puisse leur
froc tomber en lambeaux, puisse leur vêtement de laine bleue être
foulé aux pieds des buveurs!
Jusqu'à quand seras-tu la dupe des couleurs et des parfums d'ici-bas?
Quand cesseras-tu tes recherches sur le bien et le mal? Fusses-tu la
source de Zèmzèn, fusses-tu même l'eau de la vie que tu ne saurais
éviter d'entrer dans le sein de la terre.
Ne renonce pas à boire du vin, si tu en possédes, car cent repentirs
suivent une pareille résolution. Les roses déchirent leurs corolles,
les rossignols remplissent l'air de leurs chants, serait-il raisonnable
de renoncer à boire dans un semblable moment?
Tant que l'ami (Dieu) ne me versera pas de ce vin qui réjouit l'âme,
tant que les cieux ne déposeront pas sur ma tête et sur mes pieds
cent baisers, on aura beau, lorsque le moment en sera venu, m'inviter à
renoncer au vin, comment pourrais-je y renoncer, Dieu ne me l'ayant pas
ordonné?
Quiconque a de la constance ne renoncera pas à boire du vin, car le vin
renferme en soi la vertu de l'eau de la vie. Si quelqu'un y renonce
durant le mois de rèmèzan, qu'il s'abstienne au moins de l'obligation
des prières.
Quand je serais mort, aplanissez aussitôt au niveau du sol la
poussière de ma tombe, et faites que je serve ainsi d'exemple aux
hommes. Ensuite, pétrissez avec du vin la terre de mon corps et
faites-en un couvercle de jarre.
Ô Khèyam! bien que la roue des cieux ait, en dressant sa tente, fermé
la porte aux discussions, (il est évident cependant) que l'échanson de
l'éternité (Dieu) a produit, sous forme de globules de vin,dans la
coupe de la création, mille autres Khèyam semblables à toi.
Livre-toi à la gaieté, car le chagrin sera infini. Les étoiles se
réuniront, encore sur un même point du firmament, et les briques que
l'on fera de ton corps serviront à construire des palais pour d'autres.
Passe joyeusement ta vie, car bien d'autres voyageurs défileront par ce
monde; l'âme criera après le corps dont elle sera séparée, et ce
crâne de la tête, siège des passions, sera foulé aux pieds des
poitiers.
Heureux le cœur de celui qui a passé inconnu, qui n'a revêtu ni
djubbeh, ni dérvèh, ni souf, qui, semblable au simourg, s'est élevé
dans les cieux, au lieu de se complaire comme le hibou parmi les ruines
de ce monde.
Les buveurs seuls savent apprécier le langage des roses et du vin, et
non les faibles de cœur ou les pauvres d'esprit. Ceux qui n'ont point
idée de ce qui est occulte, leur ignorance est pardonnable, car les
ivrognes seuls sont susceptibles de goûter les délices que comporte un
tel ordre de choses.
Une fois dans la taverne on ne peut faire ses ablutions qu'avec du vin.
Là, quand un nom est souillé, il ne saurait être réhabilité.
Apporte-donc du vin, puisque le voile de notre pudeur est déchiré de
manière à ne pouvoir être réparé.
Bercé d'un vain espoir, j'ai jeté au vent une partie de mon existence,
et cela sans avoir connu ici-bas un seul jour de bonheur. Ce que je
crains maintenant, c'est que le temps ne m'empêche de saisir l'occasion
de me dédommager du passé.
Hélas! mon cœur n'a pu trouver aucun remède (à ses douleurs); mon
âme est arrivée au bord de mes lèvres sans avoir atteint l'objet de
son amour. Hélas! ma vie s'est passée dans l'ignorance, et l'énigme
de cet amour n'a point été expliquée.
Dans les régions de l'âme, il faut marcher avec discernement; sur les
choses de ce monde il faut être silencieux. Tant que nous aurons nos
yeux, notre langue, nos oreilles, nous devons être sans yeux, sans
langue, sans oreilles.
En ce monde, celui qui possède la moitié d'un pain et qui peut abriter
son individu dans un nid quelconque, celui qui n'est ni le maître, ni
le serviteur de personne, dis-lui de vivre content, car il possède une
bien douce existence.
On ne doit pas planter dans son cœur l'arbre de la tristesse. On doit,
au contraire, feuilleter toujours le livre de l'allégresse. On doit
boire du vin, on doit suivre le penchant de son cœur, car, vois, la
longueur du temps que tu as à rester dans ce monde est prompte à
mesurer.
Ton empire a-t-il gagné en splendeur par mon obéissance (ô Dieu!), et
mes péchés ont-ils retranché quelque chose de ton immensité?
Pardonne, Dieu, ne punis pas, car, je le sais, tu punis tard et tu
pardonnes tôt.
Il serait fâcheux que ma main, habituée à saisir la coupe, prît le
dèftèr et s'appuyât sur le mèmbèr. Toi, c'est différent, tu es un
dévot sec, tandis que moi, je suis un dépravé humecté (par la
boisson) et je ne sache pas que le feu puisse enflammer le liquide.
Sur la terre, personne n'a étreint dans ses bras une charmante aux
joues colorées du teint de la rose sans que le temps ne soit venu
d'abord lui planter quelque épine dans le cœur. Vois plutôt le
peigne: il n'a pu parvenir à caresser la chevelure parfumée de la
beauté qu'après avoir été découpé en une foule de dents.
Puissé-je avoir constamment dans ma main du jus de la vigne! Puisse mon
amour pour ces belles idoles, semblables aux houris, ne jamais tarir
dans mon cœur! On me dit: Dieu t'ordonnera d'y re-noncer; oh! me
donnât-il un ordre pareil, je n'obéirais pas. Loin de moi cette
pensée!
Nous voilà parti et le temps est attristé de notre départ; car de
cent perles précieuses il n'y en a qu'une de percée. Hélas! c'est
grâce à l'ignorance des hommes que cent mille idées d'un profond sont
restées inexprimées.
Aujourd'hui, le temps est agréable; il ne fait ni chaud, ni froid. Les
nuages lavent la poussière qui s'est assise sur les roses, et le
rossignol semble crier aux fleurs jaunes qu'il faut boire du vin.
Le jour oú l'on m'aura rendu étranger á moi-même, et où l'on
parlera de moi comme d'une fable, alors je désire, (oserai-je le dire?)
que de ma boue l'on fasse un pot de vin destiné au service de la
taverne.
Boi du vin avant que ton nom ait disparu de ce monde, car dès que ce
nectar sera entré dans ton cœur, le chagrin en sortita. Dénoue boucle
par boucle les cheveux d'une charmante idole, avant que les
articulations de tes propres os soient elles-mêmes dénouées.
Ô idole! avant que le chagrin vienne t'assaillir, ordonne de nous
servir du vin couleur de rose. Tu n'es pas d'or, toi, ô insouciant
imbécile! pour croire qu'après t'avoir enfoui dans la terre on t'en
retirera.
Ce monde n'a retiré aucun avantage de ma venue ici-bas. Sa gloire et sa
dignité n'ont également rien gagné à mon départ. Mes deux oreilles
n'ont jamais entendu dire à personne pourquoi l'on m'y a fait venir,
pourquoi l'on m'en fait sortir.
Tous tes secrets sont connus du savant des cieux (Dieu); il les sait
cheveu par cheveu, veine par veine. J'admets qu'à force d'hypocrisie tu
puisses tromper les hommes, mais que feras-tu devant lui, qui connaît
(de tes méfaits) tous les détails un à un?
Le vin donne des ailes à ceux qui sont atteints de mélancolie; le vin
est un grain de beauté sur la joue de l'intelligence; nous n'en avons
pas bu durant le rèmèzan qui s'est écoulé, mais nous voici arrivés
à la nuit de la fête du mois de chèval (nous allons donc nous
dédommager).
Vis dans l'allégresse, car le temps viendra où toutes ces créatures
que tu vois disparaîtront sous terre; bois, bois du vin et ne
t'abandonne jamais au chagrin de ce monde. Ceux qui y viendront aprés
toi n'en deviendront que trop tôt la proie.
Il n'y a point de nuit où mon esprit ne soit dans la stupéfaction. Il
n'y en a point où ma poitrine ne soit inondée de perles qui decoulent
de mes yeux. L'inquiétude qui m'obsède empêche le bol de ma tête de
se remplir de vin; un bol renversé se remplit-il-jamais?
Lorsque ma nature m'a paru disposée à la prière et au jeûne, j'ai un
instant espéré que j'allais atteindre le but de tous mes désirs;
mais, hélas! un vent a suffi pour detruire l'efficacité de mes
ablutions, et une demi-gorgée de vin est venu mettre à néant mon
jeûne.
Tout mon être est attiré par la vue des beaux visages aut teint
coloré de la rose; ma main se plaît à saisir la coupe de vin. Oh, je
veux jouir de la part qui revient à chacun de mes membres, avant que
ces mêmes membres soient rentrés dans leur tout!
Un amour mondain ne saurait produire de reflet. Il est comme un feu à
demi éteint qui n'a plus de chaleur. Un véritable amoureux ne doit
connaître pendant des mois, pendant des années, durant la nuit, durant
le jour, ni tranquillité, ni repos, ni nourriture, ni sommeil.
Jusques à quand passeras-tu ta vie à t'adorer toi-même, ou à
chercher la cause du néant et de l'être? Bois du vin, car une vie qui
est suivie de la mort, il vaut mieux la passer, soit dans le sommeil,
soit dans l'ivresse.
Demain, j aurai franchi le mont qui nous sépare, et avec un bonheur
indicible je prendrai la coupe en main. Ma maîtresse m'est favorable,
le temps m'est propice; si je ne m'empresse de jouir dans un tel moment,
quand donc jouirai-je?
Il est des gens qui par leur présomption outrée se sont précipités
dans l'orgueil, d'autres qui s'élancent à la recherche des houris et
des palais célestes. Lorsque les rideaux seront levés on verra qu'ils
sont tous tombés loin, loin, loin de toi, (ô Dieu!).
On assure qu'il y aura un paradis peuplé de houris, qu'on y trouvera du
vin limpide et du miel. Il nous est donc permis d'aimer le vin et les
femmes ici-bas, car notre fin ne doit-elle pas aboutir à cela?
On prétend qu'il existe un paradis où sont des houris, où coule le
Kooucer, où se trouve du vin limpide, du miel, du sucre; oh! remplis
vite une coupe de vin et mets-la moi en main, car uneve jouissance
présente vaut mille jouissances futures!
Une montagne elle-même danserait de joie si tu l'abreuvais de vin. Il
n'y a qu'un insensé qui puisse mépriser la coupe. Tu oses m'ordonner
de renoncer à ce jus de la treille! Sache donc que le vin est une âme
qui perfectionne l'homme.
De temps à autre mon cœur se trouve à l'étroit dans sa cage. Il est
honteux d'être mêlé avec l'eau et la boue. J'ai bien songé à
détruire cette prison, mais mon pied aurait alors rencontré une
pierreen glissant sur l'étrier du chèr'e (loi du Koran).
On nous annonce, que la lune de rèmèzan va apparaître et qu'il ne
faut plus penser au vin. C'est bien, mais alors je veux, à la fin de
celle de chè'èban, en boire une quantité telle que je puisse demeurer
ivre jusqu'au jour de la fête.
Si vous êtes mes amis, mettez un terme à vos discours frivoles et,
pour adoucir mes chagrins, versez-moi du vin. Lorsque je serai redevenu
terre, faites de moi une brique, et placez cette brique dans quelque
fissure d'un des murs de la taverne.
Le breuvage de notre existence est tantôt limpide, tantôt bourbeux.
Nos vêtements sont tantôt de pélas, tantôt de bèrd. Tout cela est
insignifiant pour un esprit éclairé; mais est-il insignifiant de
mourir?
Personne n'a pénétré les secrets du Principe; personne n'a fait un
pas en dehors de soi-même. J'observe, et je ne vois qu'insuffisance
depuis l'élève jusqu'au maître, insuffisance dans tout ce que mère a
enfanté.
Restreins ton envie des choses de ce monde, si tu, veux être heureux;
brise les liens qui t'enchaînent au bien et au mal d'ici-bas; vis
content, car ce mouvement périodique des cieux suivra sa marche, et
cette vie ne sera pas de longue durée.
Personne n'a eu accès derrière le rideau du destin; personne n'a eu
connaissance des secrets de la Providence. Durant soixante et douze ans
j'ai jour et nuit réfléchi; je n'ai pourtant rien appris, et l'énigme
est restée inexpliquée.
On dit qu'au jour dernier il y aura des pourparlers, et que cet ami
chéri (Dieu) se mettra en colère. Mais de la bonté même il ne peut
émaner que le bien. Sois donc sans crainte, car à la fin tu le verras
plein de douceur.
Bois du vin, car c'est lui qui mettra un terme aux inquiétudes de ton
cœur; il te délivrera de tes méditations sur les soixante et douze
nations. Ne t'abstiens pas de cette alchimie, car, si tu en bois un mèn
seulement, elle détruira en toi mille infirmités.
Le vin est prohibé, soit, mais il n'est prohibé que suivant la
personne qui en boit, suivant la quantité qu'elle en boit et suivant
l'individu avec qui elle en boit. Une fois ces points-là observés, qui
en boirait, sinon les sages?
Moi, je verserai du vin dans une coupe qui puisse en contenir un mèn.
Je me contenterai d'en boire deux coupes; mais d'abord je divorcerai
trois fois avec la religion et la raison, et ensuite j'épouserai la
fille de la vigne.
Oui, je bois du vin, et quiconque comme moi est clairvoyant trouvera que
cet acte est insignifiant aux yeux de la Divinité. De toute éternité
Dieu a su que je boirais du vin. Si je n'en buvais pas, sa prescience
serait pure ignorance.
Le buveur, s'il est riche, se ruine. Les désordres de son ivresse
provoquent du scandale dans le monde. Je mettrai donc de cette émeraude
(hachich) dans mon gobelet de rubis balai (calian), afin d'aveugler le
serpent de mes chagrins.
Il est des ignorants qui n'ont jamais passé une nuit à la recherche de
la vérité, qui n'ont jamais fait un pas en dehors d'eux-mêmes, qui se
montrent revêtus d'habits de grands seigneurs et qui seplaisent à
dénigrer ceux dont la conduite est irréprochable.
Lorsque l'aurore d'azur se montrera, aie dans ta main la coupe
étincelante. On dit que la vérité est amère dans la bouche des
humains. C'est une raison plausible pour que le vin soit cette vérité
même.
Voici le moment où de verdure va s'orner le monde, où, semblables à
la main de Moïse, les bourgeons vont se montrer aux branches; où,
comme ravivées par le souffle de Jésus, les plantes vont sortir de
terre; où enfin les nuages vont ouvrir les yeux pour pleurer.
Garde-toi de soumettre ton corps aux chagrins et à la douleur dans le
but d'acquérir de l'argent blanc et de l'or jaune. Mange en compagnie
de tes amis, avant que ton tiède souffle se refroidisse, car après toi
ce sont tes ennemis qui mangeront.
Chaque gorgée de vin que l'échanson verse dans la coupe vient
éteindre dans tes yeux brûlants le feu de tes chagrins. Ne dirait-on
pas, à grand Dieu que le vin est un élixir qui chasse de ton cœur
cent douleurs qui l'oppressaient?
Lorsque la violette aura teint sa mantille, lorsque le zéphyr aura fait
épanouir les roses, alors celui-là est intelligent qui, en compagnie
d'une personne au corps argenté, boira du vin et frappera ensuite la
coupe contre la pierre.
Le dévot ne saurait apprécier aussi bien que nous ta divine
miséricorde. Un étranger ne peut te connaître aussi parfaitement
qu'un ami à toi. (On prétend) que tu as dit : Si vous commettez des
péchés, je vous conduirai en enfer. Va donc dire cela à quelqu'un qui
ne te connaisse pas.
Une gorgée de vin vaut l'empire du monde entier; la brique qui couvre
la jarre vaut mille existences. Le linge avec lequel on s'essuie les
lèvres humectées de vin vaut, en vérité, mille téilessans.
Ô amis! convenez d'un rendez-vous (après ma mort). Une fois réunis,
réjouissez-vous d'être ensemble, et, lorsque l'échanson prendra dans
sa main une coupe de vin vieux, souvenez-vous du pauvre Khèyam et buvez
à sa mémoire.
Pas une seule fois la roue des cieux ne m'a été propice, jamais un
seul instant elle ne m'a fait entendre une douce voix, pas un seul jour
je n'ai respiré une seconde de bonheur, sans que ce jour-là même elle
ne m'ait replongé dans un abîme de chagrins.
Une coupe de vin vaut cent cœurs, cent religions; une gorgée de ce jus
divin vaut l'empire de Chine. Qu'y a-t-il, en effet, sur la terre de
préférable au vin? C'est un amer qui vaut cent fois la douceur de la
vie.
La roue des cieux ne fait que multiplier nos douleurs! Elle ne pose rien
ici-bas qu'elle ne vienne aussitôt l'arracher. Oh! si ceux qui ne sont
pas encore venus savaient quelles sont les souffrances que nous inflige
ce monde, ils se garderaient bien d'y venir!
Boi, bois de ce vin qui donne la vie éternelle, bois-en, car il est la
source des jouissances de la jeunesse: il brùle comme le feu, mais,
semblable à l'eau de la vie, il dissout le chagrin, bois-en.
Ô ami! à quoi bon te préoccuper de l'être? Pourquoi troubler ainsi
ton cœur, ton âme par des pensées oiseuses? Vis heureux, passe ton
temps joyeusement, car enfin on n'a pas demandé ton avispour faire ce
qui est.
Ces habitants des tombes sont réduits en terre, en poussière; les
atomes (dont ils étaient composés) sont épars çà et là, séparés
les uns des autres. Hélas! quelle est donc cette boisson dont le genre
humain est abreuvé et qui le tient ainsi dans le vertige, dans
l'ignorance de toutes choses, jusqu'au jour du jugement dernier!
Ô mon cœur! agis comme si tous les biens de ce monde t'appartenaient;
imagine-toi que cette maison est pourvue de touteschoses, qu'elle est
soigneusement ornée, et vis joyeux dans ce domaine du désordre.
Figure-toi que tu t'y es assis durant deux ou trois jours, et qu'ensuite
tu t'es levé pour partir.
Des dogmes de la religion n'admets que ce qui t'oblige envers la
Divinité. Cette bouchée de pain que tu possèdes, ne la refuse pas à
autrui; garde-toi de la médisance, ne recherche le mal de personne, et
alors c'est qui moi qui te promets la vie future: apporte du vin.
Entraîné par la course rapide du temps, qui n'accorde ses faveurs
qu'aux moins dignes, ma vie se passe dans un gouffre de chagrins et de
douleurs. Dans ce jardin des êtres, mon cœur est aussi serré qu'un
bouton de rose; semblable à la tulipe, il y est inondé de sang.
Ce qui sied à la jeunesse, c'est le vin, c'est le jus limpide de la
treille, c'est la société des belles, et puisque l'eau a réduit en
ruïne ce monde de néant, ce qui nous sied à nous, c'est de nous y
ruiner dans te vin, c'est d'y passer notre vie dans l'ivresse la plus
complète.
Apporte de ce rubis balais dans une simple coupe de cristal, apporte cet
objet habituel et chéri de tout homme généreux. Puisque tu sais que
tous les êtres ne sont que poussière, et qu'un vent qui souffle
pendant deux jours les fait disparaître, apporte de vin.
Ô toi, à la recherche de qui un monde entier est dans le vertige et
dans la détresse! le derviche et le riche sont également vides de
moyens pour parvenir à toi: ton nom est mêlé aux entretiens de tous,
mais tous sont sourds; tu es présent aux yeux de tous, mais tous sont
aveugles.
En compagnie d'un ami aimable, ce qui m'agrée c'est une coupe de vin.
Lorsque je deviens la proie du chagrin, ce qui me convient c'est d'avoir
les yeux pleins de larmes. Oh! ce monde abject ne devant pas pour nous
avoir de durée, ce qu'il y a encore de mieux c'est d'y demeurer
ivre-mort!
Garde-toi de boire du vin en compagnie d'un rustre à violent
caractère, n'ayant ni esprit ni tenue, car cela ne saurait produire que
désagréments. Durant la nuit, tu aurais à subir les désordres de son
ivresse, ses vociférations, ses folies. Le lendemain de cette ivresse,
ses prières d'excuse et de pardon viendraient t'endolorir la tête.
Puisque tu ne possèdes que ce qu'il (Dieu) t'a fixé, ne te tourmente
ainsi pour obtenir l'objet de tes convoitises. Garde-toi de trop
surcharger ton cœur, car le drame final consiste à laisser ce que nous
possédons et à passer outre.
Ô mon âme! bois de ce nectar limpide qui n'as pas été remué;
bois-en à la mémoire de ces charmantes idoles qui ravissent les
cœurs. Le vin est le sang de la vigne, ami, et la vigne te dit:
Bois-en, puisque je te le rends licite.
Pendant la saison des fleurs, bois du vin couleur de rose; bois en aux
sons plaintifs de la flûte, au bruit mélodieux de la harpe.Moi, j'en
bois et je m'en réjouis; puisse-t-il m'être salutaire! Si tu n'en bois
pas, que veux-tu que j'y fasse? Va donc manger des cailloux!
Es-tu triste? prends un morceau de hachich gros comme un grain d'orge,
ou bois un tout petit mèn de vin couleur de rose. Tu es devenu soufi,
enfin! Tu ne bois pas de ceci, tu ne prends pas de cela; il ne te reste
qu'à manger des cailloux, va donc manger des cailloux!
Hier, j'ai remarqué au bazar un potier donnant à outrance des coups de
pied à une terre qui'l pétrissait. Cette terre semblait lui dire: Moi
aussi j'ai été ton semblable; traite-moi donc avec moins de rigueur.
Si tu bois du vin, toi, bois-en avec des gens intelligents, bois-en en
compagnie de ces ravissantes idoles, ayant le sourire sur les lèvres et
les joues colorées du teint de la tulipe. N'en bois pas trop, ne le
divulgue pas, n'en fais pas un refrain, bois-en peu, de tempo à autre
et en cachette.
Le vin, bois-le en compagnie de ces créatures sveltes qui', par le
vermeil de leurs joues, ravissent les cœurs. Tu es mordu par le serpent
du chagrin; ami, bois donc de l'antidote. Moi, j'en bois et je m'en
flatte, puisse-t-il m'être propice! Si tu n'en bois pas, que veux-tu
que j'y fasse? Va manger de la terre'.
Voici l'aurore, léve-toi, ô jeune homme imberbe, et remplis vite de ce
vin en rubis la coupe de cristal, car (plus tard) tu pourras chercher
longtemps, sans jamais le retrouver, ce moment d'existence qu'on nous
prête dans ce monde de néant.
Une gorgée de vin est préférable à l'empire de Djèm; l'odeur de la
coupe est préférable aux aliments de Marie. Le soupir qui le matin
s'échappe de la poitrine d'un homme pris de vin de la veille est
préférable aux lamentations de Bou-Saïd et à celles d’Adhèm.
Ô mon cœur! puisque le fond même des choses de ce monde n'est qu'une
fiction, pourquoi t'aventurer ainsi dans un gouffre infini de chagrins?
Confie-toi au destin, supporte le mal, car ce que le pinceau a tracé ne
sera pas effacé pour toi.
De tous ceux qui ont pris le long chemin, quel est celui qui en est
revenu pour que je lui en demande des nouvelles? Ô ami! garde-toi de
rien laisser en vue d'un espoir quelconque dans ce mesquin sérail, car,
sache-le, tu n'y reviendras plus.
Puisque chacune de tes nuits, puisque chacun de tes jours retranche une
partie de ton existence, ne permets pas à ces nuits, ces jours de te
couvrir de poussière. Passe-les gaiement, car, combien de temps,
hélas! tu seras absent, tandis que les nuits et les jours subsisteront
encore!
Cette roue des cieux, qui ne dit ses secrets à personne, a tué
impitoyablement mille Mahmouds, mille Ayaz; bois du vin, car elle ne
restituera la vie à personne. Hélas! nul de tous ceux qui ont quitté
ce monde n'y reviendra plus!
Ô toi qui domines tous les grands de l'univers! sais-tu quels sont les
jours où le vin réjouit l'âme? Ce sont: le dimanche, le lundi, le
mardi, te mercredi, le jeudi, le vendredi et le samedi, en plein jour.
Ô être adorable, plein de mignardises et d'espiègleries! assieds-toi,
apaise ainsi le feu de mille tourments et ne te relève plus. Tu
m'enjoins de ne point te regarder; mais c'est comme si tu m'or-donnais
d'incliner la coupe en me défendant d'en répandre le contenu.
J'aime mieux être avec toi dans la taverne, et te dire là mes
secrètes pensées, que d'aller sans toi faire la prière au méhrab.
Oui ô Créateur de tout ce qui fut et de tout ce qui est! telle est ma
foi, soit que tu me fasses brûler, soit que tu m'accordes tes faveurs.
Fréquente les hommes honnêtes et intelligents. Fuis à mille farsakhs
loin des ignorants. Si un homme d'esprit te donne du poison, bois-le; si
un ignorant te présente un antidote, verse-le à terre.
Les nuages sont encore répandus sur les roses et semblent les couvrir
d'un voile. L'envie de boire n'est pas encore assouvie dans mon cœur.
Ne va donc pas te coucher, il 'en est pas temps encore. Ô mon âme!
bois du vin, bois, car le soleil est encore à l'horizon.
Semblable à un épervier, je me suis envolé du monde des mystères,
espérant m'élever vers un monde plus haut; mais, tombé ici-bas et n'y
trouvant personne digne de partager mes secrètes pensées, je suis
ressorti par la porte par laquelle j'étais entré.
Tu as mis en nous une passion irrésistible (ce qui équivaut à un
ordre de toi), et d'un autre coté tu nous défends de nous y livrer.
Les pauvres humains sont dans un embarras extrême entre cet ordre et
cette défense, car c'est comme si tu ordonnais d'incliner la coupe et
défendais d'en verser le contenu.
Ils sont partis, ces passagers, et aucun n'est revenu te dire un mot des
secrets cachés derrière le rideau. Ô dévot! c'est par l'humilité
que tes affaires spirituelles prendront une tournure favorable et non
par la prière, car qu'est-ce qu'une prière sans sincérité et sans
humilité?
Va jeter de la poussière sur cette voûte des cieux et bois du vin;
recherche les belles personnes, car où vois-tu sujet de pardon, sujet
de prière, puisque, de tous ceux qui sont partis, aucun n'est revenu?
Bien que je n'aie jamais percé la perle de l'obéissance qu'on te doit,
bien que jamais de mon cœur je n'aie balayé la poussière de tes pas,
je ne désespère point d'arriver au seuil du trône de ta miséricorde,
car jamais de mes plaintes je ne t'ai importuné.
Nous recommençons le cours de nos plaisirs et nous continuons à faire
le tèkbir des cinq prières. Partout où le flacon sera présent, tu
verras, semblables au goulot du flacon lui-même, nos cous vers la coupe
s'allonger.
Nous ne sommes ici-bas que des poupées dont la roue des cieux s' amuse,
ceci est une vérité et non une métaphore. Nous sommes en effet, des
jouets sur ce damier des êtres, que nous quittons enfin pour entrer un
à dans le cercueil du néant.
Tu me demandais ce que c'est que cette fantasmagorie des choses
d'ici-bas. Te dire à cet égard toute la vérité serait trop long:
c'est une image fantastique qui sort d'une vaste mer et qui rentre
en-suite dans cette même vaste mer.
Aujourd'hui, nous sommes éperdus d'amour, nous sommes dansune agitation
extrême, nous sommes ivres enfin, et, dans le temple des idoles, nous
rendons au vin le culte qui lui est dû. Oui, aujourd'hui, entièrement
séparés de notre être, nous aurons atteint le seuil du trône de
l'éternité.
Ma bien-aimée (puisse sa vie durer aussi longtemps que mes chagrins!) a
recommencé à être aimable pour moi. Elle a jeté sur mes yeux un doux
et furtif regard et a disparu, en se disant sans doute: Faisons le bien
et jetons-le dans l'eau.
Voici l'aurore, lève-toi, ô source des mignardises! Bois tout
doucettement du vin et fait-nous entendre les sons harmonieux de la
harpe, car la vie de ceux qui dorment encore ne sera pas de longue
durée, et de tous ceux qui ne sont plus aucun ne reviendra.
O toi, qui connais les secrets les plus cachés au fond du cœur de
chacun, toi qui relèves de ta main tous ceux qui tombent dans la
détresse, donne-moi la force de la renonciation et agrée mes excuses,
ô Dieu! toi qui donnes cette force à tous, qui agrées les excuses de
tous!
J'ai vu sur les murs de la ville de Thous un oilseau posé devant le
crâne de Key-Kavous. L'oiseau disait à ce crâne: "Hélas! que sont
donc devenus le bruit des anneaux de ta gloire et le son du clairon?"
Ne me fais point de question sur les vicissitudes de ce monde, ni sur
les choses futures. Considère comme un butin ce moment du présent, ne
t'inquiète pas du passé et ne m'interroge pas sur l'avenir.
Que la crainte des choses futures ne fasse point jaunir tes joues; que
les choses présentes ne te fassent point frémir d'effroi; jouis, dans
ce monde de néant, de la part de plaisir qui te revient, n'attends pas
pour cela que les faveurs du ciel te soient retirées.
Si tu veux m'écouter, je te donnerai un conseil. (Le voici:)
Pourl'amour de Dieu ne revêts pas le manteau de l'hypocrisie.
L'éternité est de toute heure, et ce monde n'est que d'un instant. Ne
vends donc pas pour un instant l'empire de l'éternité.
Jusques à quand vous entretiendrai-je de mon ignorance? Mon propre
néant m'oppresse le cœur. Je vais de ce pas me ceindre les reins de
l'éphod des prêtres. Savez-vous pourquoi? A cause de la façon dont je
suis musulman.
Ô Khèyam! quand tu es ivre, sois dans l'allégresse; quand tu es assis
près d'une belle, sois joyeux. Puisque la fin des choses de ce monde
c'est le néant, suppose que tu n'es pas, et puisque tu es, livre-toi au
plaisir.
Hier, j'ai visité l'atelier d'un potier; j'y ai vu deux mille cruches
les unes parlant, les autres silencieuses. Chacune d'elles semblait me
dire: "0ù est donc le potier? Où est l'acheteur de cruches? Où en est
le vendeur?"
Hier, en passant ivre devant une taverne, j'ai rencontré un vieil-lard
pris de vin et portant une gourde sur son dos. Je lui ai dit:"Ô
vieillard! n'as-tu pas peur de Dieu?" Il me répondit: "La miséricorde
vient de lui, va, bois du vin."
Jusques à quand l'insuccès de tes entreprises te chagrinera-t-il? Le
tourment est le partage de ceux qui pensent à l'avenir. Vis donc dans
la joie, n'afflige pas ton cœur des soucis de ce monde, et sache que
le vin n'augmente en rien l'amertume des peines.
Le vin, que l'homme intelligent sait apprécier, est pour moi l'eau de
la vie et je suis pour lui Élias. C'est un baume pour le cœur, c'est
un élixir qui fortifie l'âme. Dieu lui-même n'a-t-il pas dit:
"L'avantage du genre humain se trouve dans le vin?"
Bien que le vin soit défendu, bois-en sans cesse, bois-en soir et
matin, bois-en au bruit des chansons, au son de la harpe. Quand tu
pourras t'en procurer, de celui-là qui brille comme le rubis, jettes-en
une goutte à terre et bois tout le reste.
La diversité des cultes divise le genre humain en soixante et douze
nations environ. Au milieu de tous ces dogmes, j'ai choisi celui de ton
amour. Que signifient ces mots : Impiété, islamisme, culte, péché?
Mon véritable but, c'est toi. Loin de moi donc tous ces vains
prétextes (indifférents!)
Énumère mes qualités une à une; mes défauts, passe-les-moi par
dizaine. Chaque péché commis, pardonne-le pour l'amour de Dieu.
N'attise pas le feu de la haine par le souffle de tes passions;
pardonne-nous (plutôt) en mémoire de la tombe du Prophète de Dieu
(Mohammed).
En vérité, le vin dans la coupe est un esprit limpide; dans le corps
du flacon, c'est une âme transparente. Aucune personne déplaisante
n'est digne de ma société. II n'y a que la coupe de vin qui puisse y
figurer, car elle est à la fois un corps solide et diaphane.
Ô roue des cieux! tu es d'une ingratitude à toute épreuve. Tu me
tiens constamment nu comme un poisson. La roue du tisserand tisse des
habits pour les humains: elle est donc plus charitable que toi, ô roue
des cieux!
Ô Khèyam! le temps est honteux de celui qui laisse attrister son cœur
par les vicissitudes d'ici-bas; bois donc, au son de la harpe,du vin
dans du cristal, bois avant que ce cristal se heurte contre une pierre.
Si la rose ne devient pas notre partage, ne nous reste-t-il pas les
épines? Si la lumière (divine) ne vient pas jusqu'à nous,
n'avons-nous pas le feu (de l'enfer)? Si nous n'avons ni manteau
(clérical), ni temple, ni pontife, ne nous reste-t-il pas les cloches,
l'église, l'éphod?
Si la roue des cieux me refuse la paix, ne suis-je pas prêt à la
guerre? Si je n'ai pas une réputation honorable, n'ai-je pas pour moi
la honte? Voici la coupe, pleine d'un vin couleur de rubis: celui qui
n'en voudra point boire, ne voilà-t-il pas sa tête et une pierre?
Vois l'aurore qui apparaît. Elle a déjà déchiré le voile de la
nuit. Lève-toi donc, vide la coupe du matin. Pourquoi cette tristesse?
Bois, ô mon cœur! bois, car ces aurores se succéderont, la face
tournée vers nous, quand nous aurons la nôtre tournée vers la terre.
Tout ce que renferme ce monde de fiction n'est qu'images et fioritures.
Peu avisé est celui qui ne se comprend pas dans le nombre de ces
images. Repose-toi, ami, bois une coupe de vin, livre ton cœur à la
joie, et sois ainsi délivré de toutes ces vaines figures, de ces
réflexions impossibles (qui viennent assaillir ton esprit).
Lorsque tu seras en compagnie d'une belle à taille de cyprès, au teint
plus frais que la rose nouvellement cueillie, ne t'éloigne pas des
fleurs de la prairie, ne laisse point échapper la coupe de ta main;
(fais cela) avant que l'aquilon de la mort, semblable au vent qui
disperse les feuilles de roses, mette en lambeau l'enveloppe de ton
être.
Jusques à quand ces cris, ces gémissements contre les choses de ce
monde? Lève-toi plutôt et passe gaiement tous tes instants. Lorsque
l'univers sera d'un bout à l'autre recouvert de gazon, bois, pleine
jusqu'au bord, une coupe de vin en rubis.
Ne donne point dans ton esprit libre accès à des pensées impossibles.
Bois du vin durant des années, et toujours la coupe pleine jusqu'au
bord. Sois empressé auprès de la fille de la vigne et réjouis-toi,
car il vaut mieux user de la fille défendue que de la mère permise.
Mon amour est à l'apogée de sa flamme. La beauté de celle qui captive
mon âme (la Divinité) est complète. Mon cœur parle, mais ma langue,
restée muette, refuse d'exprimer mes sentiments. Grand Dieu! a-t-on
jamais vu chose plus étrange? Je suis dévoré par la soif, et devant
moi coule une eau fraîche et limpide!
Mets une coupe de vin dans ta main, puis mêle ta voix à celle des
rossignols, car s'il était convenable de boire ce jus de la treille
sans accompagnement d'aucune voix harmonieuse, le vin ne ferait
lui-même aucun bruit en coulant hors du flacon.
Garde-toi de désespérer jamais, pour un crime commis, de la clémence
du souverain Créateur, de ce maître miséricordieux; car mourrais-tu,
aujourd'hui, dans l'état de la plus complète ivresse, que demain il
pardonnerait tout à tes os putréfiés.
Ô roue des cieux! ta course circulaire ne me satisfait pas.
Délivre-m'en donc, car je suis indigne de ta chaîne. Si ton bon
plaisir consiste à n'accorder tes faveurs qu'aux pauvres d'esprit, aux
idiots, je ne suis ni assez intelligent, ni assez savant (pour en être
frustré).
Ô moufti de la ville! je suis plus laborieux que toi. Tout ivre que je
suis, je possède plus de saine raison que toi; car toi, tu bois le sang
des humains et moi celui de la vigne. Sois juste et dis-moi qui de nous
deux est Ie plus sanguinalre?
Ce qu'il y a de plus sage, c'est de chercher la joie de nos cœurs dans
une coupe de vin; c'est de ne pas trop nous préoccuper du présent ni
du passé; c'est enfin, ne fût-ce que pour un instant, de délivrer des
entraves de la raison cette âme qu'on nous prête et qui gémit dans sa
prison.
Au moment où je fuirai la mort, où, semblables aux feuilles
desséchées, les parcelles de mon corps se détacheront des branches de
la vie, oh, alors! avec quelle joie ne passerais-je pas l'univers à
travers un crible, avant que le maçon vienne y passer ma propre
poussière!
Cette voûte des cieux, sous laquelle nous sommes la proie du vertige,
nous pouvons, par la pensée, l'assimiler à une lanterne. L'univers est
cette lanterne. Le soleil y représente Ie foyer de la lumière, et
nous, semblables à ces images (dont la lanterne est ornée), nous y
demeurons dans Ia stupéfaction.
Tu m'as formé d'eau et de terre, qu'y puis-je faire? Cette laine ou
cette soie, c'est toi qui l'as tissée, qu'y puis-je faire? Le bien que
je fais, Ie mal que je commets, cest toi qui m'y as prédestiné; qu'y
puis-je faire?
Ô ami! viens à moi, ne nous soucions pas du jour de demain et
considérons comme un butin ce court instant d'existence. Demain, quand
nous aurons abandonné cette vieille résidence (le monde), nous serons
les compagnons contemporains de ceux qui I'ont quittée depuis sept
mille ans!
Applique-toi à n'être jamais un moment privé de vin, car c'est le vin
qui donne du reflet à l'intelligence, au cœur de I'homme, à la
religion. Si Ie diable en avait goûté un seul instant, il aurait
adoré Adam et aurait fait devant lui deux mille génuflexions.
Lève-toi et frappe des pieds, afin que nous frappions des mains. Buvons
en présence des belles aux yeux langoureux du narcisse. Le bonheur
n'est pas très-grand quand on n'a vidé qu'une vingtaine de coupes; il
est étrangement complet quand on arrive à la soixantième.
J'ai fermé sur moi la porte de la cupidité, et me suis ainsi libéré
de ma reconnaissance envers ceux qui sont hommes et ceux qui ne
méritent pas ce nom. Puisqu'il n'existe qu'un ami (Dieu) pour me tendre
la main, je suis ce que je suis, cela ne regarde que moi et lui.
Je suis constamment attristé par Ie mouvement de cette roue des cieux.
Je suis révolté contre ma vile nature. Je n'ai ni assez de sciencepour
me dérober sans retour au monde, ni assez d'intelligence pour y vivre
sans m'en préoccuper.
Que de gens plongés dans Ie sommeil je vois sur la surface de cette
terre! Que de gens j'aperçois déjà enfouis dans son sein! Quand je
jette les yeux sur Ie désert du néant, que de gens j'y vois qui ne
sont pas encore venus! que de gens qui sont déjà partis!
Ta miséricorde m'étant acquise, je n'ai point peur du péché. Avec
les provisions que tu possèdes, je n'ai pas à m'inquiéter des
embarras du voyage. Ta bienveillance rendant mon visage blanc, du livre
noir je n'ai aucune crainte.
Ne va pas croire que je craigne Ie monde, ou que j'aie peur de mourir,
de voir mon âme s'en aller. La mort étant une vérité, je n'ai rien
à craindre d'elle. Ce que je crains, c'est de n'avoir pas assez bien
vécu.
Jusques à quand serons-nous esclaves de notre raison de tous les jours?
Qu'importe que nous restions cent ans en ce monde, ou que nous n'y
demeurions qu'un jour? Va, apporte du vin dans un bol avant que nous
soyons transformés en cruches dans l'atelier du potier.
Jusques àquand nous blâmeras-tu, ô ignorant religieux! Nous, nous
sommes les chalands de la taverne, nous sommes constamment pris de vin.
Toi, tu es tout entier à ton chapelet, à ton hypocrisie, d'infernales
machinations. Nous, toujours la coupe en main et près de l'objet de nos
amours, nous vivons au gré de nos souhaits.
Vendons Ie diadème du Khan, la couronne du Key, vendons pour racheter
Ie son de la flûte, vendons Ie turban, la soutane de soie, oui, pour
une coupe de vin, vendons Ie chapelet qui à lui seul contient une
armée d'hypocrisie.
Le jour où Ie jus de la vigne ne fermente point dans ma tête,
I'univers m'offrirait un antidote que ce serait du poison pour moi. Oui,
Ie chagrin des choses de ce monde est un poison, son antidote, c'est Ie
vin. Je prendrai donc de l'antidote pour n'avoir pas à craindre le
poison.
Jusques à quand aurons-nous à rougir de I'injustice des autres?
Jusques à quand brûlerons-nous dans Ie feu de ce monde insipide?
Lève-toi, bannis loin de toi te chagrin de ce monde, si tu es homme;
c'est aujourd'hui fête, viens, buvons du vin couleur de rose.
Je suis en guerre continuelle avec mes passions, mais que faire?Le
souvenir de mes actes me cause mille douleurs, mais que faire? J'admets
que dans ta clémence tu me pardonnes mes fautes, mais la honte de
savoir que tu sais ce que j'ai fait, cette honte-là reste, que faire?
Ô mon âme! nous formons à nous deux Ie parallèle d'un compas. Bien
que nous ayons doux pointes, nous ne faisons qu'un corps.Actuellement,
nous tournons sur un même point et décrivons uncercIe, mais Ie jour
final viendra où ces deux pointes se réuniront.
Puisque ce monde n'est point pour nous un séjour permanent, ce serait
une faute énorme que de nous y priver de vin, de nous y abstenir des
faveurs de notre bien-aimée. Ô homme pacifique! jusques à quand ces
discussions sur la création ou sur léternité du monde? Quand je n'y
serai plus, que m'importe qu'il soit ancien ou moderne?
Bien que ce soit par devoir que je me suis rendu à la mosquée, ce
n'est certes pas pour y faire la prière. Un jour, j'y ai volé un
sédjaddèh. Ce sédjaddèh c'est usé; j'y suisve revenu et puis revenu
encore.
Ne nous laissons plus abattre par Ie chagrin que nous causent les
vicissitudes d'ici-bas. Ne nous occupons plus qu'à boire du vin pur,
limpide et couleur de rose. Le vin, ami, cest Ie sang du monde. Le monde
est notre meurtrier; comment résister à boire Ie sang du cœur de
celui qui verse Ie nôtre?
Pour l'amour que je te porte, je suis prêt à subir toute sorte de
blâme, et si je transgresse mon serment, je me soumets à en subir la
peine. Oh! eussé-je à endurer jusqu'au jour dernier les tourments que
tu me causes, que cet espace de temps me semblerait encore trop court!
Nous sommes arrivés trop tard dans ce cercle des êtres, et nous y
sommes descendus au-dessous de la dignité humaine. Oh! puisque la vie
ne s'y passe pas selon nos vœux, mieux vaut encore qu'elle finisse, car
nous en sommes rassasiés!
Puisque Ie monde est périssable, je veux n'y pratiquer que la ruse, je
veux n'y penser qu'à la joie, qu'au vin limpide. On me dït: Puisse
Dieu t'y faire renoncer! Puisse-t-il, au contraire, ne point me donner
un ordre pareil, car, me Ie donnât-il, je n'obéirais pas!
Lorsque, la tête renversée, je serai tombé aux pieds de la mort;
lorsque cet ange destructeur m'aura réduit à l'état d'un oiseau
déplumé, alors gardez-vous de faire de ma poussière autre chose qu'un
flacon, car peut-être Ie parfum du vin qu'il contiendra me fera-t-il
revivre un instant.
Quand j'examine de près les choses de ce monde, ce que je vois, c'est
qu'en général les humains s'approprient gratuitement! les biens qu'il
renferme. Moi, ô Dieu tout-puissant! je ne rencontre que Ie revers de
mes souhaits dans tout ce qui me tombe sous les yeux!
Cest moi qui suis Ie chef des chalands habitués de la taverne; c'est
moi qui suis plongé dans la rébellion contre la loi, c'est moi qui,
durant de longues nuits, abreuvé de vin pur, crie à Dieu les douleurs
de mon cœur ensanglanté.
Que de nuits s'accumulent sans que nous puissions fermer les yeux,avant
qu'une cruelle séparation vienne d'abord nous attrister! Lève-toi et
respirons encore un instant avant que respire Ie souffle de l'aurore;
car bien longtemps encore, hélas! cette aurore respirera quand nous ne
respirerons plus!
Voici l'aurore, viens, et, la coupe pleine de vin rose en main,
respirons un instant. Quant à l'honneur, à la réputation, ce cristal
fragile, brisons-le contre la pierre. Renonçons à nos désirs
insatiables, bornons-nous à jouir de l'attouchement des longues
chevelures des belles et du son harmonieux de la harpe.
En ce monde, où chaque souffle que nous respirons amène un nouveau
chagrin, il vaut mieux n'y jamais respirer un instant sans une coupe de
vin à la main. Quand Ie souffle de l'aurore se fera sentir, lève-toi
donc et de tems à autre vide, vide la coupe, car (je te l'ai dit) bien
longtemps encore cette aurore respirera quand nous ne respirerons plus.
Commettrais-je tous les péchés de l'univers que ta miséricorde, j'ose
Ie croire, me tendrait la main. N'as-tu pas promis de me la tendre Ie
jour où je serai la proie des infirmités? (Accomplis ta promesse et,
pour cela,) n'exige pas un état plus affreux que celui où tu me vois
en ce moment.
Si je suis ivre de vin vieux; eh bien! je Ie suis. Si je suis infidèle,
guèbre ou idolâtre; eh bien! je Ie suis. Chaque groupe d'individus
s'est formé une idée sur mon compte. Mais qu'importe, je m'appartiens
et je suis ce que je suis.
Depuis que je suis, je n'ai pas étét un instant sans ivresse. Cette
nuit est celle du kèdre', et moi, cette nuit je suis ivre; mes lévres
sont collées sur celle de la coupe, et, Ie sein appuyé contre la
jarre, j'aurai jusqu'au jour Ie goulot du flacon dans ma main.
Je suis constamment attiré par la vue du vin Iimpide, mes oreilles sont
sans cesse attentives aux sons mélodieux de la flûte et du rubab. Oh,
si Ie potier fait une cruche de ma poussière, puisse cette cruche être
constamment pleine de vin!
Je connais tou ce que le néant et l'être ont d'apparant; je sais le
fond de toute pensée élevée. eh bien! puisse toute cette science
être anéantie en moi si je reconnais chez l'homme un état supérieur
à celui de l'ivresse!
Je bois du vin, moi, mais je ne commets pas de désordres. J'allonge ma
main, mais ce n'est que pour saisir la coupe. Sais-tu pourquoi je suis
adorateur du vin? C'est pour ne point t'imiter en m'adorant moi-même.
Es-tu assez discret pour que je te dise en peu de mots ce que l'homme a
été dans Ie principe? Une créature misérable, pétrie dans la boue
du chagrin. II a, durant quelques jours, mangé quelques morceaux
ici-bas, puis il a levé Ie pied pour s'en aller.
C'est Ie bord de la jarre que nous avons choisi pour lieu de prière;
c'est en faisant usage du vin que nous nous sommes rendus dignes du nom
d'homme; c'est dans la taverne que nous pourrons rattraper Ie temps
perdu dans les mosquées.
C'est nous qui sommes Ie véritable but de la création universelle;
c'est nous qui, aux yeux de-l'intelligence, sommes l'essence du regard
divin. Le cercle de ce monde est semblable à une bague, et, sans aucun
doute, c'est nous qui en sommes Ie chaton gravé!
L'ivresse de notre propre délire ici-bas nous a transportés de joie;
de notre humble condition, elle nous a fait lever la tête jus-qu'aux
cieux. Cependant, nous voilà enfin affranchis de l'annexion du corps!
Nous, voilà rentrés dans la terre, d'où nous sommes sortis!
Si j'ai mangé pendant les jours du rèmèzan, ne va pas croire que je
l'aie fait par inadvertance. Les dures fatigues du jeûne avaient si
bien transformé mes journées en nuits, que j'ai toujours cru manger Ie
repas du matin.
Nous avons constamment la tête prise de vin : la présence de la coupe
et du vin seule anime notre société. Laisse donc là tes conseils, ô
ignorant pénitent! (tu Ie vois) nous sommes adorateurs du vin, et les
lèvres de l'objet de nos amours sont au gré de nos désirs.
Voici la saison des roses. Oh! je veux mettre en action une de mes
idées. Je veux commettre un acte qui enfreigne la loi du chèr'e. Oui,
durant quelques jours, je veux, en compagnie des belles aux joues
veloutées et colorées , je veux, répandant du vin rose sur le gazon,
transformer la prairie en champs de tulipes.
Lorsqu'en ce monde la joie s'empare de nous; lorsqu'elle donne à notre
teint Ie brillant éclat du coursier du firmament (Ie soleil), alors
j'aime à me voir dans une prairie au milieu des belles aux joues
veloutées, et à prendre avec elles de ce vert hachich avant de rentrer
moi-même sous cette terre recouverte de gazon.
Jamais nous ne goûtons avec bonheur une goutte d'eau sans que la main
de la douleur ne vienne aussitôt nous présenter son breuvage amer.
Jamais nous ne trempons un morceau de pain dans du sel sans que ce sel
ne vienne aussitôt rouvrir les blessures de nos cœurs.
Gardez-vous, gardez-vous bien de faire du bruit dans la taverne!
Passons-y, mais évitons toute agitation. Vendons le turban, vendons le
livre (le Koran) pour acheter du vin. Passons ensuite par le madressèh,
mais ne nous y arrétons pas.
Tous les jours, dès l'aurore, j'irai à la taverne. Je m'y rendrai en
compagnie des hypocrites kèlènders. Ô toi, qui es Ie maître des
secrets les plus cachés! donne-moi la foi, si tu veux que je m'attache
à la prière.
Les soucis de ce monde, nous ne leur accordons pas même la valeur d'un
grain d'orge; oh! que nous sommes heureux! Si nous avons de quoi
déjeuner, nous n'avons rien pour dîner; oh! que nous sommes heureux!
Bien que rien de cuit ne nous arrive des cuisines, nous n'adressons à
personne des prières importunes; oh! que nous sommes heureux!
Pas un seul jour je ne me sens débarrassé des liens importuns de ce
monde; pas un seul instant je ne respire content de mon être. J'ai fait
longtemps l'apprentissage des vicissitudes humaines, et je ne suis
encore devenu maître ni dans ce qui regarde ce monde, ni dans ce qui
concerne l'autre.
Nous, d'une main, nous prenons Ie Koran, de l'autre, nous saisissons la
coupe: vous nous voyez tantôt portés vers ce qui est licite, tantôt
vers ce qui est défendu. Nous ne sommes donc, sous cette voûte
azurée, ni complétement infidèles, ni absolument musulmans.
Présentez Ie salut de ma part à Mostapha, et ensuite dites-lui, avec
tout Ie respect qui lui est dû: "Ô seigneur Hachemite! pourquoi,
suivant Ie chèr'e, le doug aigre est-il licite et le vin pur défendu?"
Présentez Ie salut de ma part à Khèyam, et ensuite dites-lui: "Ô
Khèyam! tu es un ignorant. Quand donc ai-je dit que Ie vin est
défendu? Il est licite pour les hommes intelligents, il n'est défendu
que pour les ignorants."
Ô toi qui convoites nuit et jour les biens de ce monde! tu ne
réfléchis donc pas au jour terrible? Prends en considération ton
dernier souffle, reviens à toi, et regarde comme Ie temps traite les
autres.
Ô toi qui es Ie r'ésumé de la création universelle! cesse donc un
instant de te préoccuper de gain ou de perte; prends une coupe de vin,
de la main de l'échanson éternel, et affranchis-toi ainsi à la fois
et des soucis de ce monde et de ceux de l'autre!
Si tu sais à quoi t'en tenir sur la marche de ce cercle sans fin, tu
dois reconnaître deux classes d'hommes: ceux qui connaissent
parfaitement son bon et son mauvais côté, et ceux qui n'ont de notion
ni d'eux-mêmes ni des choses d'ici-bas.
Rends léger à mon cœur te poids des vicissitudes de ce monde. Cache
aux humains mes actions répréhensibles. Rends-moi heureux aujourd'hui,
et demain fais-moi ce que tu croiras digne de ta miséricorde.
Pour celui qui se rend compte des vicissitudes humaines, la joie, Ie
chagrin, la peine, tout cela est identique. Le bien et Ie mal de ce
monde devant un jour finir, qu'importe que tout soit tourment pour nous,
ou tout agrément?
Maintenant que Ie rossignol a fait entendre sa voix, ne pense plus qu'à
saisir la coupe de vin en rubis de la main des buveurs; léve-toi,
viens, car les roses épanouies respirent la joie; viens, venge-toi,
venge-toi durant deux ou trois jours des tourments que tu as endurés.
Regarde cette coupe faite de matière: elle est enceinte d'une âme! On
dirait un jasmin produisant des fleurs de l'arbre de Judée. Mais que
dis je? L'éclatante pureté du vin est cause de mon erreur: oh non! (ce
n'est point une coupe) c'est une eau diaphane qui est grosse d'un feu
liquide.
Lève-toi, laisse-là les soucis de ce monde qui fuit, sois dans
l'allégresse, passe gaienient cette vie d'un instant, car si les
faveurs du ciel eussent été constantes pour les autres, leur tour de
jouissance ne serait pas venu jusqu'à toi.
Écoute-moi, ô toi qui n'as pas vu de vieux amis! Ne t'inquièteve pas
de cette roue des cieux qui n'a ni surface ni fond: contente-toi de ce
que tu as, et, en paisible spectateur, observe ici-bas Ies jeux divers
de la destinée des hommes.
Emploie tous tes efforts à être agréable aux buveurs; suis les bons
conseils de Khévam. Ô ami! détruis les bases de la prière, celles du
jeûne, bois du vin, vole (si tu veux), mais fais le bien.
La justice est l'âme de l'univers; l'univers est un corps. Les anges
sont les sens de ce corps; les cieux, les éléments, les créatures en
sont les membres; voilà l'unité éternelle. Le reste n'est que
tromperie.
Hier au soir, dans la taverne, cet objet de mon cœur qui me ravit
I'âme (Dieu) me présenta une coupe avec nu air ravissant de
sincérité et de désir de me complaire, et m'invita à boire. "Non,
lui dis-je, je ne boirai pas. - Bois, me répondit-il, pour l'amour de
mon cœur."
Veux-tu que I'univers se soumette à ta volonté? Occupe-toi sans cesse
à fortifier ton âme. Partage mon opinion qui consiste à boire du vin
et à ne jarnais nous soucier des choses d'ici-bas.
Les sages ont beau considérer d'un bout à l'autre ce monde de
poussière, séjour de I'inconstance, ils n'y verront rien d'agréable
que Ie vin en rubis et les beaux visages.
C'est grâce à l'iniquité de cette roue des cieux, qui ressemble à un
miroir, c'est grâce au mouvement périodique de ce temps, qui n'accorde
ses faveurs qu'aux plus abjects, que mes joues, creuses comme la coupe,
sont inondées de larmes; et, semblable au flacon, mon cœur est plein
de sang.
Hier (avant Ie jour), en compagnie d'une ravissante amie et d'une coupe
de vin rose, j'étais assis au bord d'un ruisseau. Devant moi était
placée la coupe, cette coquille dont la perle (Ie contenu de la coupe)
répandait un tel éclat de lumière que Ie héraut du soleil,
s'éveillant en sursaut, annonça le réveil de l'aurore.
Oublie le jour qui a été retranché de ton existence; ne t'inquiète
pas de celui de demain, qui n'est pas encore venu; ne te repose pas sur
ce qui est ou sur ce qui n'est plus; vis un instant heureux et ne jette
pas ainsi ta vie au vent.
N'as-tu pas honte de te livrer à la corruption? de négliger ainsi et
les commandements et les défenses? J'admets que tu parviennes à
t'approprier tous les biens de la terre, que pourras-tu en faire si ce
n'est de les abandonner à ton tour?
J'ai vu un homme retiré sur un terrain aride. Il n'était ni
hérétique, ni musulman; il n'avait ni richesses, ni religion, ni Dieu,
ni vérité, ni loi, ni certitude. Qui dans ce monde ou dans l'autre
aurait un tel courage?
Une multitude d'hommes réfléchissent sur les croyances, sur les
religions; d'autres sont dans la stupéfaction entre Ie doute et la
certitude. Tout à coup, celui qui est à l'affût criera: Ô ignorants!
la voie que vous cherchez n'est ni là, ni là."
Il existe dans les cieux un taureau nommé Pérvin (PIéiades), un autre
taureau est caché sous la terre. Ouvre donc les yeux de I'intelligence
comme ceux qui vivent dans la certitude, et regarde-moi cette poignée
d'ânes placés entre deux boeufs!
On me dit: Bois un peu moins de vin. Quelle raison dones-tu pour n'y
point renoncer? La raison que je donne, c'est Ie visage de mon ami,
c'est Ie vin du matin. Sois juste, et dis-moi s'il est possible de
donner une raison plus lumineuse.
Si je possédais sur les cieux la puissance que Dieu y exerce, je les
supprimerais de ce monde, et j'en construirais d'autres à ma façon,
afin que l'homme libre pût ici-bas atteindre sans difficulté les
désirs de son cœur.
Mon pauvre cœur, plein de douleur et de folie, n'a pu être affranchi
de l'ivresse où I'a plongé l'amour de ma bien-aimée. Oh! Ie jour où
Ie vin de cet amour a été distribué, ma portion a été sans doute
puisée dans Ie sang de mon cœur!
Boire du vin et rechercher les beaux visages est un parti plus sage que
celui d'user d'hypocrisie et d'apparente dévotion. Il est évident que,
s'il existe un enfer pour les amoureux et les buveurs, personne ne
voudra du paradis.
Méprise les paroles des femmes coquettes, mais accepte du vin limpide
de la main de celles dont la toilette est irréprochable. (Tu Ie sais,)
tous ceux qui ont fait leur apparition en ce monde sont partis les uns
à la suite des autres, et il n'est donné à personne de t'en montrer
un seul qui soit revenu.
Il ne faut point se résoudre à flétrir par Ie chagrin un cœur
joyeux, à broyer sous la pierre des tourments nos instants
d'allégresse. Personne ne pouvant nous dire ce qui adviendra, ce qu'il
faut donc, c'est du vin, c'est une maîtresse chérie et du repos au
gré de nos souhaits.
Oui, il est beau de jouir d'une bonne renommée; il est honteux de se
plaindre de l'injustice du ciel; il est plus beau de s'enivrer du jus du
raisin que de s'enorgueillir d'une fausse dévotion.
Ô Dieu! sois miséricordieux pour mon pauvre cœur prisonnier; sois
miséricordieux pour mon sein, susceptible de contenir Ie chagrin;
pardonne à mes pieds, qui me conduisent à la taverne; pardonne à ma
main, qui saisit la coupe!
Ô Dieu! délivre-moi de ce calcul sur Ie plus ou Ie moins (des choses
de ce monde), fais que je me préoccupe de toi, en m'affranchissant de
moi-même. Tant que j'ai ma saine raison, Ie bien et Ie mal me sont
connus: rends-moi ivre et débarrasse-moi ainsi de cette connaissance du
bien et du mal.
Cette roue des cieux court après ma mort et la tienne, ami; elle
conspire contre mon âme et la tienne. Viens, viens t'asseoir sur Ie
gazon, car bien peu de temps nous reste encore avant que d'autre gazon
germe de ma poussière et de la tienne.
Lorsque mon âme et la tienne nous aurons quittés, on placera une paire
de briques sur ma tombe et la tienne. Puis, pour couvrir les tombes des
autres avec d'autres briques, dans Ie moule du bri-quetier on jettera ma
poussière et la tienne.
Ce château qui par sa splendeur rivalisait avec les cieux, ce château
où les souverains se succédaient à l'envi, nous avons vu u ne
tourterelle s'y poser et sur ses créneaux en ruine crier: "Kou kou, kou
kou."
Quel avantage a produit notre venue en ce monde? Quel avantage
résultera de notre départ? Que nous reste-t-il du monceau
d'espérances que nous avons conçues? Où est la fumée de tous ces
hommes purs qui, sous ce cercle céleste, se consument et deviennent
poussière?
Ô toi dont les lèvres recèlent l'eau de la vie! ne permets pas à
celles de la coupe de venir les baiser. (Oh! si tu Ie permets,)
puissé-je perdre Ie nom d'homme si je ne m'abreuve du sang du flacon,
car qui est-elle, cette coupe, pour oser appuyer ses lèvressur les
tiennes?
Je suis tel que m'a produit ta puissance. J'ai vécu cent ans, comblé
de ta bienveillance et de tes bienfaits. Je voudrais cent ans encore
commettre des péchés et voir si c'est la somme de mes fautes qui
l'emporterait ou celle de ta miséricorde.
Prends dans tes mains la coupe, emporte la gourde, ô charme de mon
cœur! et va explorer les prairies, les bords des ruisseaux, car bien
des idoles, semblables à la lune par l'éclat de leurs beaux visages,
ont été cent fois transformées en coupes, cent fois elle ont été
des gourdes.
C'est nous qui achetons du vin vieux et du vin nouveau, et, c'est nous
qui vendons Ie monde pour deux grains d'orge. Sais-tu où tu iras après
la mort? Apporte-moi du vin et va où tu voudras.
Quel est I'homme ici-bas qui n'a point commis de péché, dis? Celui qui
n'en aurait point commis, comment aurait-il vécu, dis? Si, parce que je
fais Ie mal, tu me punis par le mal, quelle est donc la différence qui
existe entre toi et moi, dis?
Oh! où est donc celle dont les lèvres sont de rubis, où donc cette
pierre précieuse de Bèdèkhehan? Où est ce vin plein de parfum qui
donne Ie repos à l'âme? On dit que la religion de I'islam le défend:
bois, ami, et n'aie aucune crainte, car où vois-tu I'islam?
Ce qu'il y a de mieux, c'est de s'abstenir de tout ce qui n'est pas
allégresse; ce qu'il y a de mieux, c'est de recevoir la coupe de la
main des belles que renferment les palais des princes; ce qu'il y a de
mieux encore, c'est I'ivresse, I'insouciance des Kélenders, l'oubli de
soi-même. Une gorgée de vin, enfin, vaut mieux que tout ce qui existe
dans l'espace entre la lune et Ie poisson.
Pour toi, ce qu'il y a de mieux, c'est de fair l'étude des sciences et
la dévotion; c'est de t'accrocher à la chevelure d'une ravissante
amie; c'est de verser dans la coupe le sang de la vigne avant que le
temps ait versé le tien.
Ô ami! sois en repos au milieu des vicissitudes humaines; ne
t'inquiète pas en vain de la marche du temps. Lorsque l'enveloppeve de
ton être sera mise en lambeaux, qu'importe que tu aies agi, que tu aies
parlé, que tu te sois souillé!
Ô toi qui n'as point fait le bien, mais qui as fait le mal, et qui
ensuite as cherché un refuge auprès de la Divinité! garde-toi de
jamais t'appuyer sur Ie pardon, car celui qui n'a rien fait ne
res-semble pas plus à celui qui a péché que celui qui a péché ne
ressemble à celui qui na rien fait.
Ne mesure pas la longueur de la vie au delà de la soixantaine. Ne pose
nulle part le pied sans être pris de vin. Tant que de ton crâne on
n'aura pas fait une cruche, va toujours ton chemin sans déposer jamais
la gourde de tes épaules, ni la coupe de ta main.
Ce firmament est comme une écuelle renversée sur nos têtes. Les
hommes perspicaces y sont humiliés et sans force; mais voyez l'amitié
qui règne entre la coupe et le flacon. Ils sont lèvre contreve lèvre,
et entre eux coule le sang.
J'ai de mes moustaches balayé Ie seuil de la taverne. Oui, j''ai
renoncé à réfléchir sur Ie bien et Ie mal de ce monde et de l'autre.
Je les verrais, semblables à deux boules, rouler dans un fossé que,
quand je dors pris de vin, je ne m'en préoccuperais pas plus que si je
voyais rouler un grain d'orge.
La goutte d'eau s'est mise à pleurer en se plaignant d'être séparée
de I'Océan. L'Océan s'est mis à rire en lui disant: "C'est nous qui
sommes tout; en vérité, il n'y a point en dehors de nous d'autre Dieu,
et si nous sommes séparés, ce n'est que par un simple point presque
invisible."
Jusques à quand m'infligerai-je le souci de savoir si je possède ou si
je ne possède pas? si je dois ou si je ne dois pas passer gaiement la
vie? Remplis toujours une coupe de vin, ô échanson! car j'ignore si
j'expirerai ou non ce souffle qu'actuellement j'aspire.
Ne deviens pas la proie du chagrin de ce monde d`iniquité; ne rappelle
pas à ton âme le souvenir de ceux qui ne sont plus; ne livre ton cœur
qu'à une amie aux douces lèvres et à stature de fée; ne sois jamais
privé de vin, ne jette pas ta vie au vent.
Jusques à quand me parleras-tu de mosquée, de prière, de jeûne? Va
plutôt à la taverne et enivre-toi, dusses-tu pour cela demander
l'aumône. Ô Khèyam! bois du vin, bois, car de cette terre dont tu es
composé on fera tantôt des coupes, tantôt des bols, tantôt des
cruches.
Voici pourquoi dans ce palais des êtres tu dois, ô sage! te livrer à
I'usage du vin couleur de rose, c'est qu'alors chaque atome de ta
poussière que Ie vent emportera ira tomber, tout einpreint de vin, au
seuil de la taverne.
Regarde comme le zéphyr a fait épanouir les roses! Regarde comme leur
éclatante beauté réjouit le rossignol! Va donc te reposer à l'ombre
de ces fleurs, va, car bien souvent elles sont sorties de terre et bien
souvent elles y sont rentrées.
Nous voilà tous réunis au milieu des amoureux; nous voilà tous
affranchis des pelnes qu'inflige Ie temps; ayant vidé la coupe de son
amour, nous voilà tous libres, tous tranquilles, tous pris de vin.
Suppose que tu aies vécu dans ce monde au gré de tes désirs; eh bien!
après? Figure-toi que la fin de tes jours est arrivée; eh bien!
après? J'admets que tu aies vécu durant cent ans entouré de tout ce
que ton cœur a pu désirer, imagine à ton tour que tu aies cent autres
années à vivre; eh bien! après?
Sais-tu pourquoi Ie cyprès et Ie lis ont acquis la réputation de
liberté dont ils jouissent parmi les hommes? C'est que celui-ci, ayant
dix langues, reste muet, et que celui-là, possédant cent mains, les
tient raccourcies.
Ô echanson! mets dans ma main de ce vin délicieux, de ce jus aux
attraits d'une charmante idole, de ce nectar enfin qui, semblable à une
chaîne dont les anneaux se tordent et se retordent sur eux-mêmes,
tient et les fous et les sages dans une si douce captivité.
Ô regret que la vie se soit passée en pure perte! que nos bouchées
aient été illicites et nos corps souillés! J'ai la figure noire (ô
Dieu!), de n'avoir pas fait ce que tu as ordonné. Que sera-ce donc
d'avoir fait ce que tu n'as pas ordonné?
Ne t'inquiète pas des vicissitudes de ce monde d'inconstance; demande
du vin et rapproche-toi de ta caressante maîtresse, car, vois-tu, celui
que sa mère enfante aujourd'hui, demain disparaît de la terre, demain
il rentre dans le néant.
Je puis renoncer à tout, au vin jamais; car j'ai les moyens de me
dédommager de tout, de la privation de vin jamais. (Ô Dieu!) se
pourrait-il que je devinsse musulman et que je renonçasse au vin vieux?
Jamais.
Nous sommes tous amoureux, tous ivres, tous adorateurs du vin. Nous
sommes tous réunis dans la taverne, ayant banni loin de nous tout ce
qui est bien, tout ce qui est mal, tout ce qui est réflexion et
réverie. Oh! ne nous demande donc pas de jugement, puisque nous sommes
tous pris de vin.
C'est nous qui avons confiance en la bonté divine, qui nous soustrayons
au sentiment de l'obéissance et du péché; car où ta bienveillance
existe (ô Dieu!), celui qui n'a rien fait est l'égal de celui qui a
fait.
Tu as imprimé à notre être (ô Dieu!) une bien singulière
fantasmagorie (d'inconséquences) et tu en fais surgir de bien étranges
phénomènes. Je ne puis, moi, être meilleur que je ne suis, car tu
m'as retiré tel quel du creuset (de la création).
Nous avons violé tous les vœux que nous avions formés; nous avons
fermé sur nous la porte de la bonne et celle de la mauvaise renommée.
Ne me blâmez point si vous me voyez commettre des actes d'insensé,
(car, vous Ie voyez,) nous sommes ivres du vin de l'amour, ivres tous
tant que nous sommes.
Une gorgée de vin vieux vaut mieux qu'un nouvel empire. Ce qu'il y a de
mieux à faire c'est dè rejeter tout ce qui n'est pas vin. Une coupe de
ce nectar est cent fois préférable au royaume de Féridoun. La brique
qui couvre la jarre est plus précieuse que le diadème de Kéy-Khosrov.
Ô mon cœur! tu n'arriveras point à pénétrer les secrets
énigmatiques (des cieux); tu ne parviendras jamais au point culminant
que les intripides savants ont atteint. Résigne-toi donc à t'organiser
ici-bas un paradis en faisant usage de la coupe et du vin, car là où
est Ie paradis (futur), y arriveras-tu? n'y arriveras-tu pas?
Ceux qui sont partis avant nous, ô échanson! sont couchés dans la
poussière de l'orgueil; va boire du vin, va, écoute la vérité que je
te dis: tout ce qu'ils ont avancé n'est que du vent, sache-le, ô
échanson!
De loin est apparu un sale individu. On eût dit que son corps était
recouvert d'une chemise faite de fumée de l'enfer. Il n'était ni homme
ni femme. Il a brisé notre flacon et répandu à terre le vin en rubis
qu'il contenait, se glorifiant d'avoir commis un acte digne d'un homme.
Ô mon cœur quand tu es admis à t'asseoir au banquet de cette idole
(la Divinité), c'est que tu es sorti de toi-même pour rentrer en
toi-même. Lorsque tu as gouté une gorgée du vin du néant, tu es
entièrement séparé de ceux qui sont et de ceux qui ne sont plus.
Oui, je me suis trouvé en relation avec Ie vin, avec I'ivresse. Mais
pourquoi Ie monde m'en blâme-t-il? Oh! plût à Dieu que tlout ce qui
est illicite produisît l'ivresse! Car alors jamails ici-bas je n'aurais
vu I'ombre de la saine raison.
Tu as brisé ma cruche de vin, mon Dieu! tu as ainsi fermé sur moi la
porte de la joie, mon Dieu! tu as versé á terre mon vin limpide. Oh!
(puisse ma bouche se remplir de terre) serais-tu ivre, mon Dieu?
Ô toi qui es Ie résultat des quatre et des sept, je te vois bien
embarrassé entre ces quatre et ces sept. Bois du vin, car, je te l'ai
dit plus de quatre fois, tu ne reviendras plus; une fois parti, tu es
bien parti.
(D'un cóté) tu as dressé deux cents embûches autour de nous; (d'un
autre còté) tu nous dis: "Si vous y mettez Ie pied vous serez frappés
de mort." C'est toi qui tends les piéges, et quiconque y tombe, tu
I'interdis! tu lui donnes la mort, tu l'appelles rebelle!
Ô toi, dont la mystérieuse essence est impénétrable à
l'intelligence, toi qui ne te soucies pas plus de notre obéissance que
de nos fautes, je suis ivre de péchés, mais la confiance que j'ai en
toi me rend la raison. Je veux dire par là que je compte sur ta
miséricorde.
Si les choses, en ce monde, n'étaient basées que sur l'imitation, oh!
alors ce serait tous les jours fête. Oh! si ce n'étaient ces vaines
menaces, chacun pourrait ici-bas atteindre sans crainte Ie but de ses
souhaits.
Ô roue des cieux! tu remplis constamment mon cœur de tristesse. Tu
paralyses en moi Ie germe de la joie, tu transformes en eau l'air qui
vient rafraîchir mon corps, tu changes en terre, dans ma bouche, l'eau
pure que je bois!
Ô mon coeur! si tu t'affranchis des chagrins inhérents à la matière,
tu deviendras une âme dans toute sa pureté; tu monteras aux cieux, ta
résidence sera Ie firmament. Oh! que tu dois souffrir de honte d'être
venu habiter la terre!
Ô potier! sois attentif, si tu possèdes la saine raison; jusques à
quand aviliras-tu l'homme en pétrissant sa boue? C'est Ie doigt de
Féridoun, c'est la main de Kéy-Khosrov que tu mets ainsi sur ta roue.
Oh! à quoi penses-tu donc?
Ô rose! tu ressembles au visage d'une jeune et ravissante beauté! Ô
vin! tu es semblable à un rubis dont l'éclat réjouit l'âme. Ô
capricieuse fortune! à chaque instant tu me parais plus étrangère, et
ce-pendant il me semble te connaître.
De la cuisine de ce monde tu n'absorbes que la fumée. Jusques à quand,
plongé dans la recherche de l'être et du néant, seras-tu la proie du
chagrin? Ce monde ne contient que perte pour ceux qui s'y attachent.
Dérobe-toi à cette perte, et tout pour toi deviendra bénéfice.
Nous, nous ne cherchons point à tourmenter les hommes dans leur
sommeil; nous évitons ainsi de leur faire pousser à minuit les cris
lamentables: ô mon Dieu! ô mon Dieu! (mais d'autres Ie font). Ne te
repose donc ni sur tes richesses ni sur ta beauté, car celles-là te
seront enlevées dans une nuit, et l'autre aussi dans une nuit te sera
ravie.
Si dès le commencement tu avais voulu me faire connaître à moi-même,
pourquoi ensuite m'auras-tu séparé de ce moi-même? Si au premier jour
ton intention n'avait pas été de m'abandonner, pour-quoi m'aurais-tu
jeté tout ébahi au milieu de ce monde?
Oh! plût à Dieu qu'il existât un lieu de repose, que le chemin que
nous suivons y pût aboutir! Plût à Dieu qu'après cent mille ans nous
pussions concevoir l'espérance de renaître du cœur de la terre, comme
renaît le vert gazon!
Pendant que je tirais I'horoscope du livre de l'amour, tout à coup, du
cœur brûlant d'un sage sortirent ces mots: "Heureux celui qui en sa
demeure possède une amie belle comme la lune, et qui a en perspective
une nuit longue comme une année!"
La succession constante du printemps et de l'automne fait disparaître
les feuilles de notre existence. Bois du vin, ami, car les sages l'ont
bien dit, les chagrins de ce monde sont un poison, et l'antidote de ce
poison c'est le vin.
Ô mon cœur! bois du vin, bois-en dans un jardin et jouis de la
présence de l'amie (la Divinité); renonce à l'hypocrisie, à la
four-berie. Est-ce la doctrine d'Ahmed que tu suis? En ce cas, puise une
coupe de vin dans Ie bassin qu'en qualité d'échanson Ali dessert.
Hier au soir j'ai brisé contre une pierre la coupe en fäience.
J'étais ivre en commettant cet acte d'insensé. Cette coupe semblait me
dire: "J'ai été semblable à toi, tu seras à ton tour semblable à
moi."
Les fleurs se sont épanouies; ô échanson! apporte du vin. Laisse là
tes actes de dévotion, ô échanson! Avant que l'ange de la mort se
soit mis à l'affût contre nous, viens, et, une coupe de vin en rubis
à la main, jouissons durant quelques jours de la douce présence de
l'amie (la Divinité).
Lève-toi, sors de ton lit, ô échanson! donne, donne du vin limpide,
ô échanson! Avant qu'on fasse des cruches de nos crânes, verse du vin
de la cruche dans Ie bol, ô échanson!
Cette hypocrisie (que je vois partout), ô échanson! accable mon cœur
d'ennui. Lève-toi et apporte-moi gaiement du vin, ô échanson! pour
t'en procurer, mets en gage et le seddjadèh et le féilessan.Peut-être
qu'alors mes arguments reposeront sur une base plus solide.
Examine-toi, si tu es intelligent, et observe ce que tu as apporté dans
Ie principe et ce que tu emporteras à la fin. Tu dis que tu ne bois pas
de vin parce qu'on doit mourir. Que tu en boives, ami, ou que tu n'en
boives pas, il faut toujours mourir.
Ouvre-moi la porte, car ce n'est que toi qui peut l'ouvrir; montre-moi
Ie chemin, car c'est toi qui montres la voie du salut. Je ne donnerai ma
main à aucun de ceux qui voudront me relever, car tous sont
périssables, il n'y a que toi d'éternel.
Tout ce que tu me dis émane de ta haine (ô moullah)! tu ne cesses de
me traiter d'athée, d'homme sans religion. Je suis convaincu de ce que
je suis et je l'avoue; mais sois juste, est-ce à toi de me traiter
ainsi?
Résigne-toi à la douleur si tu veux y trouver un reméde, ne te plains
pas de tes souffrances si tu veux en guérir. Dans la pauvreté remercie
la Providence, si tu veux qu'un jour enfin les richesses de-vienent ton
partage.
J'ai vu un sage dans la maison d'un homme ivre de la veille. Je lui ai
demandé s'il ne pouvait me donner des nouvelles des absents. Il m'a
repondu: "Bois du vin, ami, car beaucoup, semblables à nous, sont
partis et ne sont pas revenus."
Ce que je demande c'est un flacon de vin en rubis, une œuvre de
poésie, un instant de répit dans la vie et la moitié d'un pain. Si
avec cela je pouvais, ami, demeurer près de toi dans quelque lieu en
ruine, ce serait un bonheur préférable à celui d'un sultan dans son
royaume.
Jusques á quand ces arguments sur les cinq et les quatre, ô échanson?
En comprendre un, ô échanson! est aussi difficile que d'en saisir cent
mille. Nous sommes tous de terre, ô échanson! accorde la harpe; nous
sommes tous de vent, apporte du vin, ô échanson!
Jusques à quand parleras-tu de Yassïn et de Bèrat, ô échanson?
Donne-moi une traite sur la taverne, ô échanson! Le jour où elle y
sera portée, ce jour-là sera pour moi la nuit du Bèrat, ô échanson!
Tant que tu auras en ton corps des os, des veines et des nerfs, ne pose
pas ton pied en dehor des limites de ta destinée. Ne cède jamais à
ton ennemi, cet ennemi fût-il Rostèm, fils de Zal; n'accepte rien qui
puisse t'obliger envers ton ami, cet ennemi fût-il Hâtém-taï.
Tu as beau être épris des lèvres colorées du teint du rubis, tu as
beau appricier la coupe de vin, tu as beau rechercher le bruit du
tambour de basque, le son de la harpe et de la flûte, ce ne sont là
que des accessoires. Dieu m'en est témoin, tant que tu n'auras pas
brisé les liens qui t'attachent é ce monde, tu ne seras pas jamais
rien.
Remue-toi, puisque tu es sous cette voûte intraitable; bois du vin,
puisque tu es dans ce monde, siège de calamités. Tout, depuis le
principe jusqu'à la fin, n'étant que terre, agis au moins en homme qui
est sur la terre, et non comme si tu étais sous la terre.
Puisque tu connais tous les secrets, ô mon garçon, pourquoi es-tu en
proie à tant de vains tourments? J'admets que les choses ne marchent
pas selon tes désirs, mais au moins sois gai en ce moment où tu
respires encore.
Partout où je porte les yeux, je crois voir Ie gazon du paradis, Ie
ruisseau du Kooucer. On dirait que la plaine, sortie de l'enfer, c'est
transformée en un séjour céleste. Repose-toi donc dans ce séjour
cé-leste auprès d'une céleste beauté.
Ne suis pas d'autre voie que celle que suivent les Kèlènders; ne
recherche pas d'autre lieu que la taverne; ne t'occupe que de vin, de
chant et de l'amie (la Divinité): mets dans ta main une coupe de vin,
sur ton dos une gourde; bois, ô objet chéri de mon cœur! bois et
cesse de dire des sottises.
Veux-tu que ta vie repose sur une base solide? Veux-tu vivre quelque
temps, ayant Ie cœur affranchi de tout chagrin? Ne demeure pas un
instant sans boire du vin, et alors à chaque respiration tu trouveras
un nouvel attrait à ton existence.
Dans ce monde, cette maison d'escamoteurs, il est inutile de compter sur
un ami. Écoute le conseil que je te donne et ne Ie confie à personne:
Supporte tes souffrances, n'y cherche aucun remède, sois heureux dans
les chagrins, ne cherche pas à les faire partager.
Il existe deux choses qui sont la base de la sagesse et qui doivent
être mises au nombre des plus importantes révélations inédites;
c'est de ne point manger de tout ce qui se mange, c'est de se tenir à
l'écart de tout ce qui vit.
Comment se fait-il qu'au commencement du printemps le verjus des jardins
soit âpre? Comment après devient-il doux? Comment en suite le vin so
trouve-t-il amer? Si d'un morceau de bois on fait une viole au moyen
d'une serpette, que diras-tu en voyant qu'au moyen de cette même
serpette on confectionne une flûte?
Sais-tu pourquoi au lever de l'aurore Ie coq matinal fait à chaque
instant entendre sa voix? C'est pour te rappeler, par Ie miroir du
matin, qu'une nuit vient de s'écouler de ton existence, et que tu es
encore dans l'ignorance.
Donne-moi de ce vin en rubis couleur de tulipe; fais déverser du goulot
du flacon ce sang pur qu'il contient, car aujourd'hui je ne vois guère,
en dehors de la coupe de vin, d'autre ami dont I'intérieur soit pur.
Verse-moi, ô échanson! de ce vin couleur de fleurs de l'arbre de
Judée; verse, ô échanson! car le chagrin vient oppresser mon âme;
verse-moi de ce nectar, car il se peut, ô échanson! qu'en me rendant
étranger à moi-même, il m'affranchisse un instant des vicissitudes de
ce monde.
Ta coupe, ô échanson! contient des rubis liquides; donne donc à mon
âme, ô échanson! le reflet de cette pierre précieuse; mets dans ma
main, ô échanson! cette coupe incomparable, car c'est par elle que je
veux donner une nouvelle vie à mon âme.
En philosophie quand tu serais un Aristote, un Bouzourdjméhr; en
puissance quand tu serais quelque empereur romain ou quelque potentat de
Chine, bois toujours, bois du vin dans la coupe de Djém, car la fin de
tout c'est la tombe; oh! quand tu serais Béhram lui-même, Ie cercueil
est ton dernier séjour.
Je suis entré dans l'atelier d'un potier. J'y ai vu I'ouvrièr auprès
de sa roue, activement occupé à mouler des goulots et des anses de
cruches, les unes formées de têtes de rois et les autres de pieds de
mendiants.
Va opter pour l'extase, si tu es intelligent, afin que de la main des
buveurs du principe tu puisses boire du vin; mais tu es un ignorant, et
l'extase n'est pas à ta portée; il n'est pas donné à chaque ignorant
de goûter les douceurs qu'elle procure.
Ô idole! pendant que tu es de passage en ce monde, puise dans la
cruche, puise de ce vin salutaire, et, avant que Ie potier ait fait
d'autres cruches de ma poussière et de la tienne, remplis-en une coupe,
bois-là et passe m'en une autre.
Sois attentive, amie, et, pendant que tu es encore à mê de Ie faire,
allége la douleur d'un cœur aimant, car ce royaume de grâces que tu
possèdes ne durera pas toujours; semblable à tant d'autres tu en seras
inopinément dépouillée!
Avant que tu sois enivrée par la coupe de la mort, avant que les
révolutions du temps t'aient refoulée en arrière, tâche de te
constituer un fonds ici, car là-bas, point de profit pour toi, si tu y
vas les mains vides.
C'est toi qui disposes du sort des vivants et des morts; c'est toi qui
gouvernes cette roue désordonnée des cieux. Bien que je sois mauvais,
je ne suis que ton esclave, tu es mon maître; quel est done Ie coupable
ici-bas? N'es-tu pas Ie créateur de tout?
Ô mon roi! comment un homme comme moi, se trouvant, dans la saison des
roses, au milieu d'une joyeuse société, entouré de vin, de danseurs,
comment pourrait-il demeurer spectateur passif? Oh! se trouver dans un
jardin avec un flacon de vin et une flûte sont des choses préférables
au paradis avec ses houris et son Kooucer!
Vois la clarté de la lumière, l'éclat du vin, celui de la lune, ô
échanson! Vois la ravissante beauté au visage rose comme Ie rubis
balai, ô échanson! Ne rappelle rien de ce qui vient de la terre à ce
cœur qui brûle comme le feu, ne Ie jette pas au vent, apporte du
liquide, ô échanson!
Ô vin limpide, vin plein d'émail! je veux, fou que je suis, te boire
en quantité telle, que quiconque m'apercevra de loin puisse, confondant
mon identité avec la tienne, me dire: Ô maître vin! Dis-moi, d'où
viens-tu?
Sois la bienvenue, ô toi qui es Ie repos de mon âme! Te voici
arrivée, et cependant je ne puis en croire mes yeux. Oh! pour l'amour
de Dieu, et non pour l'amour de mon cœur, bois, bois du vin, bois-en au
point que je puisse douter de ton identité!
Un cheikh dit à une femme publique: "Tu es ivre. A chaque instant tu es
prise dans les filets de chacun." Elle lui répondit: "Ô cheikh! je
suis tout ce que tu dis; mais toi, es-tu ce que tu parais être?"
(Je l'ai déjà dit), Ie monde entier, semblable á une boule, roulerait
dans un creux que, lorsque je dors ivre-mort, je ne m'en soucierais pas
plus que si j'y voyais rouler un grain d'orge. Hier au soir je me suis
laissé mettre en gage dans la taverne pour une coupe de vin. Le
marchand de vin ne cessait de dire: "Ô l'excellent gage que je tiens
là!"
Tantôt tu es caché, ne te manifestant à personne; tantôt tu te
découvres dans toutes les choses créées. C'est pour toi-même sans
doute et pour ton plaisir que tu produis ces merveilleux effets, car tu
es à la fois et l'essence du spectacle qu'on voit et ton propre
spectateur.
Parviendrais-tu à peupler la terre entière, que cette action ne
vaudrait pas celle de réjouir une âme attristée. Il serait plus
avantageux pour toi de rendre esclave, par la douceur, un homme libre,
que de donner la liberté à mille esclaves.
On te dit de ne point boire de vin, parce qu'autrement tu deviendras la
proie des tourments, et qu'au jour des récompenses tu brûleras comme
Ie feu. Cela est, mais aussi cet instant où Ie vin te rend joyeux
est-il préférable aux biens de ce monde et à ceux de l'autre.
Si ta propre satisfaction consiste à jeter dans Ie chagrin un cœur
libre de tout souci, tu peux faire, ami, durant ta vie entière, Ie
deuil de ton intelligence; va, sois malheureux alors, car tu es un bien
étrange ignorant.
Toutes les fois que tu pourras te procurer deux mèns de vin, bois-les,
bois, en toutes circonstances, dans toutes les sociétés où tu te
trouveras; car celui qui agit ainsi est affranchi du désagrément de
voir des moustaches comme les tiennes ou une barbe comme la mienne.
Lorsqu'on possède un pain de froment, deux mèns de vin et un gigot de
mouton, et qu'on peut aller s'asseoir dans quelque lieu en ruine ayant
avec soi une jeune belle aux joues colorées du. teint de la tulipe, oh!
c'est une jouissance qu'it n'est pas donné à tout sultan de se
procurer!
Si dans une ville tu acquiers de la renommée, tu es considéré comme
Ie plus méchant des hommes; si tu vis retiré dans un coin, on te
regarde comme un instigateur. Ce qu'il y a donc de mieux, fusses-tu
Élie ou saint Georges, c'est de vivre de façon à ne connaître
personne, à n'être connu de personne.
Si j'étais libre et que je pusse user de ma volonté, si j'étais
affranchi des tourments de la destinée, débarrassé du sentiment du
bien et du mal de ce monde, où réside Ie désordre, oh! j'aimerais
mieux n'y être point venu, n'y point exister, n'être point forcé d'en
partir!
Bois du vin, ami, car vois comme il fait rouler des gouttes de sueur sur
les joues des belles de Rhèi, les plus belles du monde! Oh! jusques à
quand Ie répéterai-je? oui, j'ai brisé les liens de tous mes vœux.
Ne vaut-il pas mieux briser les liens de cent vœux que de briser une
cruche de vin?
Nous possédons du vin, ô échanson! nous jouissons de la présence de
la bien-aimée (la Divinité) et du bruit du matin. Qu'on n'attende pas
de notre part la renonciation de Nèssouh, ô échanson! Jusques à
quand parleras-tu de I'histoire de Noé, ô échanson? 'Apporte,
apporte-moi gentiment Ie repos de l'âme (du vin), ô échanson!
Je ne vois ni Ie moyen de me joindre à toi, ni la possibilité de vivre
l'espace d'un souffle séparé de toi. Je n'ai point Ie courage de faire
part à qui que ce soit des tourments que j'endure. Oh! quelle situation
difficile, quelle étrange douleur, quelle délectable passion!
Voici le moment de boire le vin du matin; le bruit se fait entendre, ô
échanson! nous voilà prêts, ô échanson! voici du vin, voilà la
taverne. Un semblable moment pourrait-il être pour la prière? Silence,
ô échanson! laisse là tes discours sur la tradition, sur la
dévotion; bois, ô échanson!
Voici Ie bruit du matin, ô idole dont la venue procure Ie bonheur!
entonne ton refrain et apporte du vin; car (tu Ie sais) cette succession
constante du mois de Tir au mois de Di a renversé sur terre cent mille
potentats comme Djèm, cent mille comme Kèy.
Garde-toi de passer pour grossier aux yeux des buveurs; garde-toi de
t'attirer une mauvaise réputation auprès des sages, et bois du vin;
car que tu en boives ou non, si tu appartiens au feu de l'enfer, tu ne
saurais entrer en paradis.
Je voudrais que Dieu reconstruisît Ie monde, je voudrais qu'il Ie
reconstruisît actuellement, pour que je pusse voir Dieu à l'œuvre. Je
voudrais qu'il effaçât mon nom du bulletin de la vie, ou que de son
trésor mystérieux il augmentât mes moyens d'existence.
Dieu! ouvre-moi une porte de tes bienfaits. Fais-moi parvenir mon
pot-au-feu, afin que je n'en sois par redevable à tes créatures; oh!
rends-moi ivre de vin, au point qu'affranchi de toute connaissance mes
tourments de tête disparaissent.
Ô toi qui as été brûlé, puis brûlé encóre, et qui mérites de
l'être derechef! toi qui n'es digne que d'aller attiser Ie feu de
l'enfer! jusques à quand prieras-tu la Divinité de pardonner à Omar?
Quel rapport existe-t-il entre toi et Dieu? Quelle audace te pousse à
lui apprendre à faire usage de sa miséricorde?
Moi, sans vin limpide je ne puis pas vivre, mon corps est un fardeau que
je ne puis traîner sans boire de ce jus de la treille. Oh! que je me
constitue l'esclave de ce moment délicieux où l'échanson me dit:
"Encore une coupe!" et que je n'ai plus la force de la saisir!
Il me reste encore un souffle de vie, grâce aux soins de l'échanson.
Mais la discorde règne encore parmi les hommes. Je sais qu'il ne me
reste qu'environ un mèn du vin d'hier au soir; mais j'ignore l'espace
de temps qui me reste encore à vivre.
Pourquoi un homme qui possède un pain lui permettant de vivre deux
jours, qui dans une cruche fêlée peut puiser une goutte d'eau
fraîche, pourquoi un tel homme doit-il être commandé par un autre qui
ne le vaut pas, ou pourquoi en servirait-il un qui serait son égal?
Depuis le jour où Vénus et la lune apparurent dans le ciel, personne
n'a rien vu ici-bas de préférable au vin en rubis. Je suis vraiment
étonné de voir les marchands de vin, car que peuvent-ils acheter de
supérieur à ce qu'ils vendent?
Ceux qui sont doués de science et de vertu, qui par leur profond savoir
sont devenus le flambeau de leurs disciples, ceux-là mêmes n'ont pas
fait un pas en dehors de cette nuit profonde. Ils ont débité quelques
fables et sont rentrés dans le sommeil (de la mort).